Julius Baer: le recentrage sur la seule banque privée peut être salutaire

Yves Hulmann

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Pour Andreas Venditti, analyste spécialisé dans les valeurs bancaires chez Vontobel, les mesures annoncées jeudi peuvent être l’occasion d’un nouveau départ pour Julius Baer.

Départ du CEO Philipp Rickenbacher remplacé ad interim par l’actuel directeur adjoint Nic Dreckmann, un amortissement de 586 millions de francs effectué suite à la débâcle de l’empire immobilier autrichien Signa de l’investisseur René Benko ainsi qu’un bénéfice net divisé par deux sur an. Les annonces communiquées jeudi par Julius Baer ont malgré tout été accueillies avec un certain soulagement par la communauté des investisseurs. Comment l’expliquer? Entretien avec Andreas Venditti, analyste spécialisé dans les valeurs financières auprès de la Banque Vontobel.

Malgré un amortissement de 586 millions de francs lié à l’exposition de Julius Baer dans Signa et un bénéfice net divisé par deux à 454 millions de francs pour l’exercice 2023 (950 millions en 2022), l’action de la banque privée zurichoise a bondi jeudi de 0,89% à 47,72 francs, après avoir même gagné plus de 9% en fin de matinée. Comment expliquer la réaction positive des marchés en dépit de ce flux de nouvelles négatives?

Il faut replacer cette réaction dans le contexte de ce qui était déjà connu avant l’annonce de jeudi. Le montant de l’exposition de Julius Baer envers Signa à hauteur de 606 millions de francs était déjà connu depuis novembre. A la mi-novembre, avant que l’exposition de la banque envers le groupe immobilier autrichien ne soit connue, l’action de Julius Baer valait près de 56 francs. En décembre, le titre a chuté à moins de 44 francs avant de remonter ensuite graduellement. Dans ce contexte, il n’est pas si étonnant que l’action de Julius Baer ait pu repasser le seuil des 50 francs jeudi une fois qu’il a été possible d’avoir une meilleure clarté de la situation.

«Julius Baer a émis un signal fort que la banque était bien décidé à mettre de l’ordre chez elle.»

Le fait que la banque ait décidé de faire table rase en annonçant non seulement un amortissement de près de 600 millions de francs mais aussi le changement de directeur général et le remplacement d’un membre de son conseil d’administration a eu un impact jeudi. Julius Baer a émis un signal fort que la banque était bien décidé à mettre de l’ordre chez elle. En outre, elle a aussi pu montrer qu’il n’y avait pas eu d’enfreinte de ses règles internes mais plutôt une mauvaise appréciation du marché. L’ensemble de ces éléments ont été perçus positivement par les marchés.

Sur un plan plus technique, il se peut aussi qu’un certain nombre d’investisseurs qui avaient des positions à la baisse sur le titre aient décidé d’annuler leurs positions « short », ce qui mécaniquement fait remonter le cours.

Beaucoup d’analystes et de commentateurs ont salué l’amortissement quasiment complet de l’engagement dans Signa de plus 600 millions de francs. Y a-t-il tout de même des chances que Julius Baer puisse récupérer un jour une partie des crédits accordés à Signa?

En théorie, cela reste possible. Toutefois, il faut être conscient que de telles procédures de liquidation et de recouvrement suite à une faillite sont extrêmement longues. Non seulement, on ne peut pas estimer le temps que cela prendra mais en plus on ne connaît pas exactement quels sont les actifs qui avaient été mis en garantie par Signa pour obtenir ces prêts. Certains médias ont déjà évoqué que tel ou tel bien immobilier en faisait partie mais Julius Baer n’a jamais dévoilé en détail la composition de ces garanties. Si Julius Baer n’avait pas amorti l’entier du montant, il y aurait certainement eu des pressions de la part des marchés sur la banque pour en savoir davantage, ce qui aurait créé de l’instabilité pour l’établissement. Alors, il est certes possible que Julius Baer parvienne finalement à récupérer une partie des prêts accordés à Signa mais il faut être conscient que cela peut prendre beaucoup de temps.

«L’abandon de l’activité de Private Debt va réduire les revenus d’intérêt de la banque d’environ 70 millions.»

Julius Baer a annoncé dans la foulée le retrait de l’ensemble de ses activités de Private Debt d’ici à 2026. Cela réduit les risques encourus par la banque dans ce domaine mais va aussi diminuer ses futures recettes. Est-ce une bonne chose dans une optique de long terme?

Par rapport à l’ensemble des engagements du groupe sous forme de crédits, le portefeuille restant de Private Debt ne représente qu’une part de l’ordre de 2%. Néanmoins, l’abandon de l’activité de Private Debt va réduire les revenus d’intérêt de la banque d’environ 70 millions. Même si cela ne va pas se produire du jour au lendemain mais graduellement jusqu’à fin 2026, ce sont 70 millions par an de revenus potentiels en moins.

Du côté de la gouvernance d’entreprise, Romeo Lacher, le président a annoncé jeudi que la banque a lancé une «recherche externe» pour trouver un successeur à Philipp Rickenbacher. Cela ne risque-t-il pas de créer des tensions avec les éventuels candidats internes intéressés par le poste?

Bien sûr, cela créée une forme de concurrence entre de potentiels candidats à l’interne et d’autres issus de l’extérieur de l’établissement. Néanmoins, il faut aussi considérer que les trois derniers CEO de Julius Baer ont tous été recrutés à l’interne. Compte tenu de la rémunération accordée pour une telle fonction, les personnes potentiellement intéressées ne manqueront certainement pas.

«600 millions de francs, cela correspond à près de 20% des fonds propres durs de Julius Baer. C’était juste beaucoup trop pour un seul groupe.»

Au sujet des résultats, le président de Julius Baer a mis en évidence l’accélération des afflux nets d’argent frais (Net New Money, NNM) en fin d’année. Toutefois, les flux nets d’argent nouveau dans les coffres de la banque ont ralenti à 5,4 milliards de francs au deuxième semestre après 7,1 milliards au premier. N’y a-t-il pas en réalité un ralentissement des afflux de nouveaux fonds?

Il y a quand même eu une accélération au cours des deux derniers mois. En effet, lorsque l’on déduit du montant des afflux nets d’argent frais après dix mois (Interim statement) de ceux déjà annoncés pour le premier semestre, on arrive à un montant de NNM de 3,2 milliards de francs correspondants à 4 mois, soit la période de juillet à octobre. Pour les deux derniers mois de l’année, novembre et décembre, les afflux nets ont atteint 2,2 milliards. On peut donc parler d’une ré-accélération des afflux nets de nouveaux capitaux en fin d’année – cela malgré toutes les discussions en lien avec Signa. C’est certainement aussi l’une des raisons qui explique la réaction positive du titre jeudi.

Si l’on prend un peu de recul, quel sera l’impact des pertes annoncées en lien avec les crédits à Signa sur l’image de Julius Baer et, plus généralement, du secteur de la banque privée en Suisse?

Le fait que Julius Baer ait insisté jeudi sur sa volonté de se concentrer à nouveau sur ses activités de crédit traditionnelles dans le cadre de la gestion de fortune sera à terme plutôt positif. Ces activités sont, d’une part, les crédits lombards et, d’autre part, les prêts hypothécaires.

Ce que Julius Baer a fait avec les prêts accordés à Signa allait bien au-delà de ce cadre. C’est plutôt quelque chose que l’on s’attendrait à voir dans des activités de Corporate Banking, par exemple, mais certainement pas dans la banque privée au sens strict. En février 2020, Philipp Rickenbacher avait clairement annoncé la volonté de l’établissement de se développer dans des activités telles que des prêts structurés. En soi, ce n’était pas nécessairement une mauvaise stratégie – le problème a été l’ampleur des montants accordés à une seule société, en l’occurrence à Signa. Si Julius Baer avait accordé des prêts de l’ordre de 200 millions de francs à Signa, peut-être que la banque aurait dû annoncer jeudi des pertes certes regrettables en lien avec ces prêts mais cela n’aurait pas changé fondamentalement la situation de la banque. En revanche, 600 millions de francs, cela correspond à près de 20% des fonds propres durs de Julius Baer. C’était juste beaucoup trop pour un seul groupe. 

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