Investir dans l’ensemble de l’économie, pas seulement dans les sociétés cotées

Yves Hulmann

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Pour Michel Degosciu, co-fondateur de LPX Group, la diversification apportée par le capital-investissement est l’un des atouts clés de cette classe d’actifs.

Créée en 2004, la société LPX, cofondée par Michel Degosciu, s’est d’abord concentrée sur le calcul d’indices de référence dans le domaine du private equity coté. L’idée initiale était de mettre à disposition des outils permettant de comparer la performance de cette classe d’actifs, à la fois en termes de risque et de rendement, avec n’importe quelles autres catégories de placements, comme les actions ou les obligations, par exemple. Au fil des années, LPX Group a étoffé son offre dans d’autres catégories d’actifs comme les infrastructures ou les prêts directs (direct lending). La société calcule, entre autres, l’indice LPX 50, souvent cité comme référence pour comparer les performances réalisées par le private equity. Que faut-il attendre de cette classe d’actifs dans le contexte actuel de forte volatilité, marquée par la remontée des taux d’intérêt sous l’effet de l’inflation et la guerre en Ukraine? Le point avec Michel Degosciu (M.D.) et Robin Jakob (R.J.), tous deux managing director chez LPX Group.

«Contrairement à une perception souvent répandue, le domaine du private equity est avant tout constitué d’entreprises établies, non pas de start-up.»
Après l’année 2020 marquée par la crise du Covid, l’année 2021 a, elle, été plutôt favorable pour les entrées en bourse. Suite à l’éclatement de la guerre en Ukraine, certains projets de cotations risquent toutefois à nouveau d’être reportés ou annulés. Dans quelle mesure, le nombre d’IPO qui ont lieu sur le marché influe-t-il sur les valorisations dans le domaine du capital-investissement, ou private equity en anglais?

Michel Degosciu: Lorsqu’une crise importante survient, il faut distinguer entre, d’un côté, l’impact qu’elle a sur l’évolution des prix négociés sur le marché et, de l’autre, ses effets sur les valorisations mesurées d’un point de vue fondamental. Quand une crise de l’ampleur de celle du Covid est survenue, cela a bien sûr également exercé une pression à la baisse sur les valeurs fondamentales mais d’une manière finalement assez raisonnable, soit un recul de l’ordre de 10% si l’on observe ce qui s’était passé au printemps 2020. A noter aussi que les variations sont souvent beaucoup plus marquées dans le segment du capital-risque («venture capital»), davantage dépendant d’approches d’évaluation qui servent à anticiper les futurs flux de financement tels que les modèles DCF, que dans le segment des rachats («buyout»), où il s’agit d’entreprises souvent déjà anciennes qui peuvent être évaluées et comparées à l’aide de chiffres-clés tels que les EBITDA ou EBIT ou d’autres mesures de rentabilité. Contrairement à une perception qui est souvent répandue, le domaine du private equity est avant tout composé d’entreprises établies qui existent souvent déjà depuis de nombreuses décennies, non pas de start-up.

L’autre grand sujet du moment est le resserrement de la politique monétaire par les banques centrales. Quel est usuellement l’impact d’une hausse des taux d’intérêt sur les valorisations dans le secteur du private equity?

M.D.: Dans le segment du «buyout», l’influence d’une hausse des taux d’intérêt n’est pas si importante. On ne peut pas dire, par exemple, qu’une hausse des taux d’intérêt de 1% aura tel ou tel impact sur les valorisations dans le private equity. Maintenant, il est clair que si les taux d’intérêt devaient continuer à augmenter très fortement – par exemple de 2 ou 3% -, cela aurait évidemment un impact sur les valorisations et les flux de financement. Dans un tel cas, les gérants de fonds auraient davantage de difficultés à accéder à des sources de financement suffisantes, car cet argent pourrait être ailleurs en étant bien rémunéré. Quand les taux d’intérêt augmentent fortement, il est plus difficile de collecter du nouvel argent pour les fonds de private equity.

«Avec le private equity, vous investissez dans l’ensemble de l’économie - pas seulement dans les quelques pourcents des sociétés cotées en bourse.»
Hormis le segment du private equity à proprement parler, LPX calcule aussi des indices dans le domaine des infrastructures. La remontée des taux d’intérêt, due en grande partie à celle des coûts de l’énergie, a-t-elle davantage d’effets sur les placements dans les infrastructures?

Robin Jakob: Tout dépend ici de l’ampleur de la remontée des taux d’intérêt. Intuitivement, on pourrait supposer que dès lors qu’il est possible d’obtenir une rémunération plus élevée grâce à d’autres placements, les investisseurs devraient être moins intéressés à placer leur argent dans les infrastructures. Or, ce n’est pas nécessairement le cas en période de forte inflation. Comme l’a montré une étude à ce sujet portant sur la période allant de 1999 à 2021, les placements dans les infrastructures de base («core infrastructure») ont réalisé une surperformance de près de 3,7% par rapport aux actions mondiales lorsque l’indice des prix à la consommation (IPC) affichait une hausse située entre 2 et 3%. Cette surperformance a même atteint 7,2% lorsque la hausse de l’IPC dépassait les 3%. En d’autres termes, cela signifie qu’en période d’inflation élevée, les infrastructures présentent le même attrait que d’autres valeurs réelles, comme c’est le cas pour les placements dans l’immobilier par exemple.

Est-ce que parce que les investisseurs recherchent surtout des sources de revenus réguliers quand l’inflation est plus élevée – ou y a-t-il d’autres explications?

R.J.: Le fait que les placements dans les infrastructures génèrent des flux de liquidités stables et réguliers, qui peuvent également être ajustés en fonction du niveau de l’inflation, est certainement un facteur qui explique l’attrait de ce segment. En effet, lorsque les prix augmentent, il y a souvent des mécanismes qui permettent aux exploitants de ces infrastructures d’imposer des prix plus élevés, que ce soit via des dispositions prévues par la réglementation ou par le biais de clauses contractuelles. Il s’agit donc de marchés à la fois régulés et surveillés. Le plus souvent, il est possible pour les exploitants d’infrastructures d’ajuster les prix en fonction de l’évolution de l’inflation, ce qui assure un rendement adéquat pour les investisseurs.

Plus généralement, je pense aussi que le boom de l’offre des produits d’investissement proposés en lien avec les infrastructures observé ces dernières années tient peut-être également au fait qu’il s’agit d’activités plus facilement saisissables. Il est plus facile d’expliquer à un client quels sont les rendements qui peuvent être obtenus grâce à des péages autoroutiers que de lui présenter des formules de calcul des valorisations dans le domaine du private equity. Même lorsque les taux d’intérêt étaient encore très bas, les infrastructures étaient aussi jugées attrayantes en raison de leur caractère de «bond proxy», soit de substitut aux placements dans les obligations, alors que ces dernières ne généraient pratiquement aucun rendement.

Si l’on revient à la situation actuelle des marchés depuis la mi-février, marquée par une forte volatilité, peut-on affirmer que les placements dans le private equity sont plus stables que les investissements dans les marchés des actions?

M.D.: Sur la base des indices que nous calculons chez LPX, on peut établir la distinction suivante. Si l’on considère les indices basés sur l’évolution des valeurs nettes d’inventaire (NAV) des actifs détenus par les sociétés de private equity, à l’exemple de notre famille d’indices LPX NAV Index Series, alors oui, cet argument peut alors être considéré comme valable.

«En Suisse, les caisses de pension pourraient théoriquement investir une part significativement plus élevée de leur capital dans les placements alternatifs.»

En revanche, si l’on se penche sur les indices qui reflètent l’évolution des prix de marché, à l’exemple de la famille d’indices LPX Equity Index Series, on ne peut alors pas affirmer que les placements dans le private equity soient forcément moins volatils que les marchés des actions eux-mêmes. Les sociétés de private equity cotées en bourse fluctuent aussi fortement en fonction de l’évolution des marchés. En conclusion, les placements dans le private equity sont également corrélés avec l’évolution des marchés des actions. Malgré tout, l’un des grands avantages de cette classe d’actifs est qu’elle apporte un important effet de diversification supplémentaire pour les investisseurs. En investissant dans le private equity, vous investissez dans l’ensemble de l’économie - pas seulement dans les quelques pourcents des sociétés cotées en bourse.

Au cours de la dernière décennie, les grands fonds de capital-investissement américains, à l’exemple de KKR, Blackstone ou Appolo, n’ont cessé d’augmenter en taille. N’y a-t-il pas désormais un danger de trop forte concentration des risques, si l’un ou l’autre de ces acteurs connaissait d’importantes difficultés?

M.D.: Je pense qu’il faut toujours mettre en perspective la taille des montants gérés par les fonds de capital-investissement, même pour les plus grands d’entre eux, avec l’ensemble des avoirs placés dans les marchés des actions ou des obligations. Si vous prenez un fonds de pension tel que CalPERS, l’institution qui gère les avoirs des employés du secteur public en Californie, qui a massivement accru ses placements dans le domaine du capital-investissement au cours des dernières décennies, la part de l’allocation du fonds consacrée au private equity n’atteint toujours qu’environ 10% du total. On voit donc que les risques liés à cette classe d’actifs doivent être relativisés.

En Suisse, les caisses de pension pourraient théoriquement investir une part significativement plus élevée de leur capital dans les placements alternatifs, y compris dans le private equity. En moyenne, elles ne placent toujours qu’à peine quelques pourcents dans le capital-investissement. C’est pourquoi, je ne vois pas de danger, du moins pas à court terme, qu’il y ait un risque de trop forte concentration dans le domaine du private equity.