Il faut changer le mandat de la BNS

Emmanuel Garessus

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La Banque nationale peinera de plus en plus à viser une stabilité du taux de change et des prix, indique Adriel Jost, chercheur à l’Institut IWP.

© Joël Hunn

 

L’indépendance de la Banque nationale suisse (BNS) est à l’épreuve. Tel est le titre d’une étude d’Adriel Jost, chercheur à l’Institut für Schweizer Wirtschaftspolitique (IWP) de l’Université de Lucerne. 

En raison des très généreuses politiques budgétaires de plusieurs zones monétaires, la BNS peinera à viser à la fois un taux de change stable et la stabilité des prix. Son indépendance sera de plus en plus menacée. Elle devrait se concentrer sur le pouvoir d’achat d franc, donc sur la stabilité des prix. Cela signe une adaptation de son mandat, en supprimant la partie conjoncturelle qui lui demande de permettre «à l’économie de se développer de manière appropriée». Adriel Jost répond aux questions d’Allnews:

Votre étude parle d’un test d’indépendance de la BNS. En 2024, marquée par de nombreuses élections, ce défi sera présent fréquemment, y compris aux Etats-Unis. Pensez-vous que la Fed va tout faire pour soutenir l’économie et empêcher l’élection de Donald Trump?

Je ne le pense pas. La Fed est consciente de l’importance de son indépendance à l’égard de la politique et elle le restera. D’ailleurs, il n’est pas aisé de soutenir significativement l’économie à court terme. Les mécanismes économiques sont trop complexes pour permettre un réglage fin de la conjoncture. Il n’est possible que d’améliorer par exemple le climat boursier. 

«Elle devrait accepter davantage de fluctuations monétaires, laisser le franc s’apprécier même si cela pénalise l’industrie d’exportation.»

La moitié du monde votera en 2024. Les banques centrales pourront-elles se concentrer sur la stabilité des prix?

Le problème se posera en cas de risque de récession. Une banque centrale se demandera alors si elle doit être aussi généreuse que lors de précédentes contractions. Au cours des deux dernières contractions, tous les instruments possibles ont été mis en oeuvre pour les contrer. Si la banque centrale fait à nouveau preuve de largesses, elle risque de relancer l’inflation. Et si elle s’abstient d’injecter massivement des liquidités, elle devrait supporter le coût d’une récession au moment d’une élection. Le défi sera alors celui de l’indépendance de la banque centrale. 

En Suisse, le franc s’est nettement apprécié, ce qui a amené l’industrie des machines à demander une intervention. Est-ce que la BNS privilégiera une stabilité du franc par rapport à l’euro ou la stabilité des prix?

Pour l’instant, la BNS affirme qu’elle peut plus ou moins assurer les deux. Ces dernières années, elle y est parvenu, surtout si l’on considère le taux de change réel (qui prend en compte les écarts d’inflation, ndlr). Le respect de ce double objectif sera satisfait tant que sa réponse aux fluctuations de change sera temporaire. Elle peut en effet acheter des devises pour réduire les fluctuations de change et les revendre lorsque la situation se normalise en subissant des pertes relativement modestes. Un problème émerge lorsque la BNS ne peut pas réduire la taille de son bilan durant les bonnes années. Il s’en suit qu’une nouvelle crise conduit à un nouvel accroissement du bilan, à une accumulation des pertes sur les titres étrangers provenant de régions dont la politique monétaire n’est pas raisonnable.

Les crises se succèdent, du Covid à l’Ukraine. La BNS pourra-t-elle encore longtemps satisfaire ses deux objectifs?

La BNS devrait être plus restrictive. Il lui paraît clair que les monnaies qu’elle achète ne retrouveront pas leur valeur précédente mais se déprécieront davantage. Aux Etats-Unis, dans la zone euro, au Royaume-ni, au Japon, les banques centrales, pour éviter de créer des problèmes budgétaires majeurs, ne sont pas indépendantes dans la mesure où la période de hausse des taux d’intérêt est insuffisamment longue. 

Que devrait faire la BNS aujourd’hui?

Elle devrait accepter davantage de fluctuations monétaires, laisser le franc s’apprécier même si cela pénalise l’industrie d’exportation. La BNS doit limiter la taille de son bilan. Si ce dernier s’accroît, ses pertes vont encore augmenter et ses fonds propres se réduiront, ce qui risque de mettre en danger son objectif de stabilité des prix. Après une lourde perte en 2022, l’exercice 2023 se solde par une perte de 3 milliards de francs. Ses fonds propres ne sont pas considérables. 

«L’or est la seule monnaie à s’être appréciée dans le passé par rapport au franc»

Si une nouvelle crise survient et si le franc bondit, la BNS risque d’être à court de moyens pour y répondre. 

Mon étude se penche toutefois sur le long terme plutôt que sur le court terme. Il en ressort que dans le passé, le rendement de ses titres placés à l’actif est modeste (1,3%). Or la BNS doit aussi supporter les coûts placés à son passif et rémunérer les banques auprès desquelles elle a acquis les titres étrangers (1,6%). Il n’est donc pas sûr que la BNS enregistre durablement un bénéfice significatif. Si ses fonds propres devenaient négatifs, il ne serait pas facile d’inverser la tendance et de les accroître. Une banque centrale ne peut pas faire faillite, mais si elle présente des fonds propres négatifs et des perspectives de bénéfice très réduites, sa crédibilité sera fortement entamée, notamment sa capacité à assurer la stabilité des prix. 

La BNS n’est-elle pas la banque centrale en qui les marchés financiers ont le plus confiance?

Il faut distinguer entre les comparaisons relatives et absolues. La confiance envers le franc est forte relativement aux dollar, à l’euro et au yen. Mais la BNS a un objectif en termes absolus et non relatifs. Elle vise la stabilité des prix en Suisse et non pas une moindre inflation qu’ailleurs.

Sous l’angle global, comment doit-elle se comporter dans un monde des banques centrales qui s’éloigne des règles classiques de la politique monétaire?

Nous devrions discuter de la redéfinition de la politique monétaire suisse. Jusqu’à quel point doit-elle être pragmatique, tout en sachant qu’elle est plus conservatrice que certaines banques centrales, notamment que celles qui n’hésitent pas, au besoin, à financer les déficits budgétaires. La discussion doit être menée en Suisse. Si la BNS agit de façon orthodoxe et se concentre uniquement sur la stabilité des prix, cela ne sera pas sans coût. 

Quelle est la limite à l’orthodoxie de la politique de la BNS? 

La discussion devra être posée à l’avenir. Jusqu’ici la Suisse a pu vivre sans chômage ni inflation, mais elle devra sans doute un jour choisir entre les deux. Elle devra se demander quel taux de chômage peut être acceptable. Cette limite doit être comprise de façon dynamique et fonction des circonstances. La BNS doit aussi réfléchir à son niveau de fonds propres nécessaires pour ne pas mettre en danger sa crédibilité. Est-ce 30% de fonds propres? Aujourd’hui le taux est inférieur à 10%.

Vous partez de l’hypothèse selon laquelle la population privilégie la stabilité des prix à la stabilité du taux de change. Est-ce que des sondages appuient votre hypothèse?

Mon travail de doctorat portait sur ce sujet. L’hypothèse est confirmée par les observations historiques. Ce n’est d’ailleurs pas si surprenant. Les Suisses préfèrent clairement une basse inflation qu’un faible taux de chômage. Ils se distinguent de nombreux autres pays. En 2015, à la levée du taux plancher, la décision n’a provoqué aucune manifestation dans la rue. Il en aurait été autrement dans d’autres pays. 

J’ai publié une étude sur les préférences des Romands et des Alémaniques en matière de politique monétaire. Il en ressort que les Romands acceptent davantage une hausse des prix que les Alémaniques. La différence de mentalité paraît significative à ce sujet.

Les demandes s’accumulent auprès de la BNS afin qu’elle assume d’autres tâches que la stabilité des prix, par exemple envers le climat. Qu’en pensez-vous?

Le phénomène ne se limite pas à la Suisse, Avec l’accumulation des crises et des sauvetages par les banques centrales, les attentes se sont accrues pour utiliser la puissance de ces dernières pour divers objectifs. Ma thèse ne s’inscrit pas dans la tendance. 

Milton Friedman avait proposé de remplacer la banque centrale par un ordinateur. N’est-ce pas votre thèse?

Je montre qu’il est préférable que sa politique monétaire soit moins discrétionnaire et se concentre sur la stabilité des prix indépendamment des forces politiques. 

Chaque demande à la BNS ne limite toutefois pas la stabilité des prix et son indépendance. Je pense par exemple à la question de l’emploi de critères d’exclusion dans ses investissements. La question portant sur les investissements en or ou en actions de la BNS est plus critique. Finalement, il appartient à la population de modifier ou non le mandat de la BNS. A mon avis, cela pourrait remettre en cause la stabilité des prix mais nous sommes une démocratie.

Que demandez-vous à la BNS?

Ma thèse pose la question de l’étendue de ses fonds propres au bilan, propose de ne pas élargir la direction générale et demande d’adapter le mandat de la BNS. Elle devrait continuer de viser le maintien de la valeur du franc mais ne devrait plus se préoccuper de la conjoncture. Le mandat parle en effet de «permettre à l’économie de se développer de manière appropriée». La discussion a évolué depuis la loi de 2003 pour accorder davantage de poids aux risques conjoncturels. Je propose un retour aux sources, et qu’elle ne s’occupe pas de la conjoncture. 

Qui, au plan politique, pourrait soutenir votre thèse?

Quiconque est intéressé à l’avenir économique à long terme de la Suisse devrait la soutenir. Mon argumentation est naturellement plus conservatrice que progressive.

Le franc est correctement évalué en termes de parité du pouvoir d’achat par rapport à l’euro. Quel est votre scénario pour le franc?

A court terme, la réponse est difficile sachant que le franc n’est clairement ni sous ni surévalué. A moyen terme, l’environnement plaide pour une poursuite de l’appréciation du franc. Dans beaucoup de régions, c’est le règne de la «Fiskaldominanz» dans laquelle la politique budgétaire fait ce qu’elle veut et la banque centrale fait ce qu’elle doit pour sauver la situation financière. Cette tendance internationale pose un réel défi à la BNS, celui de son bilan.

Quelle monnaie pourrait s’apprécier davantage que le franc? Est-ce le yen?

Le yen est sous-évalué pour des bonnes raisons, comme je l’évoque dans mon étude, car le marché juge que l’endettement du pays et sa politique monétaire mènent logiquement à cette situation. Pour le reste, je note que l’or est la seule monnaie à s’être appréciée dans le passé par rapport au franc. L’allocation des réserves de la BNS en or a d’ailleurs contribué à la stabilité du bilan de la BNS.

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