Gérer la complexité de la communication

Yves Hulmann

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Pour Pierre-Alexandre Rousselot, directeur de KeeSystem, le secteur de la gestion de fortune se trouve à un tournant en matière de numérisation.

En juillet, la société fintech suisso-monégasque KeeSystem, spécialisée dans les outils numériques dédiés à la gestion de fortune pour les sociétés indépendantes et les family offices, a annoncé l’entrée dans son capital de la société Ebene. La holding familiale appartenant à Pierre Dalmaz a acquis 75% des actions de KeeSystem auprès de Pierre-Alexandre Rousselot, le président et fondateur de la société fondée en 2009. Selon ce dernier, le secteur de la gestion de fortune va au-devant de changements en profondeur liés à la numérisation. Entretien.

Comment la société KeeSystem a-t-elle été créée et quels sont ses domaines de spécialisation?

En comparaison de nombreuses sociétés fintech ou actives dans les logiciels qui ont parfois un historique très récent, KeeSystem compte déjà plus de douze années d’existence. Au départ, j’ai commencé, encore étudiant, à travailler sur des solutions informatiques visant à répondre à un problème spécifique auquel la société de mon père était confrontée. Gérant indépendant basé à Monaco, mon père travaillait avec la filiale d’une grande banque allemande qui a décidé de fermer son site dans la Principauté. Du coup, il s’est retrouvé sans aucun soutien du groupe, sans solution informatique. C’est à ce moment-là que j’ai commencé, alors étudiant en géographie et topographie, à travailler au développement de solutions ad-hoc pour la société de gestion de mon père. Lorsqu’il a ensuite revendu en 2008 sa société à une grande banque suisse active dans la gestion de fortune, j’ai été frappé de voir que cet établissement helvétique ne s’est pas limité à racheter seulement les actifs de l’entreprise mais aussi ses logiciels. Cela m’a mis la puce à l’oreille et je me suis dit qu’il pouvait être intéressant de continuer à travailler au développement de nos outils numériques dédiés à la gestion de fortune destinés, initialement, surtout aux gérants indépendants.

«Aujourd’hui, nous proposons nos solutions
à des sociétés présentes dans cinq pays.»
Quel est le marché pour vos solutions?

Centré d’abord sur les sociétés indépendantes, nous avons peu à peu élargi le cercle de nos utilisateurs, notamment aux family offices, puis aussi à des banques privées. Au départ, en 2008, nous n’avions que quelques clients avec lesquels nous avions une relation de sous-traitance. Par la suite, nous avons continué à croître par nos propres moyens, principalement grâce au bouche-à-oreille. En 2010, nous avons gagné un autre client en Suisse, puis avons poursuivi notre développement à partir de Genève en 2012. Aujourd’hui, nous proposons nos solutions à des sociétés présentes dans cinq pays. Notre développement s’est fait de manière graduelle.

Comment faites-vous alors pour gagner de nouveaux clients?

Le point fort de nos solutions est de proposer un outil très stable, continuellement amélioré, qui rassure nos clients. Ce qui se montre souvent dans nos contacts avec de nombreuses sociétés de gestion, c’est qu’elles ont très peur de procéder à des migrations IT. D’une part, parce qu’elles ont souvent fait l’expérience d’importants dépassements de budget par le passé. D’autre part, car le passage à un nouveau système informatique représente souvent un investissement capital pour nombre de ces entreprises. Une large part de notre travail consiste donc à d’abord les rassurer. C’est pourquoi je me considère parfois un peu comme un évangéliste de la numérisation! 

Les outils de digitalisation disponibles pour la gestion de fortune permettent de simplifier de nombreux processus et apportent une plus grande stabilité et sécurité. Plutôt que de simplement proposer de nouveaux logiciels, notre mission consiste à gérer la complexité de la communication. Un gérant de fortune doit, aujourd’hui, gérer, d’un côté, les relations avec les banques dépositaires et, de l’autre avec ses clients. Il est en quelque sorte à l’intersection entre ces deux groupes d’acteurs, ce qui requiert des outils très sophistiqués. Aujourd’hui, il faut disposer d’outils qui permettent de gérer non seulement l’ensemble des flux financiers mais aussi de répondre aux besoins en matière de compliance ou de fiscalité. Je pense que le secteur de la gestion de fortune se trouve maintenant vraiment à un moment charnière – comparativement, la banque de détail a su s’adapter plus tôt aux changements induits par la numérisation.

«Nous prévoyons, entre autres, d’ouvrir un bureau à Zurich
et de recruter de nouveaux collaborateurs à Lugano.»
S’agissant de l’annonce faite en juillet de l’entrée dans le capital de KeeSystem de Ebene, la holding familiale de Pierre Dalmaz, qui détiendra 75% de votre société, pourquoi avoir franchi ce pas maintenant. N’auriez-vous pas pu continuer de croître de façon complètement indépendante?

Cette transaction s’inscrit dans la suite de notre logique de développement. Plutôt que devoir recourir à des levées de fonds externes ou de contracter des emprunts bancaires, nous préférons travailler avec un partenaire principal qui connaît le secteur et qui nous permettra d’entamer une nouvelle étape dans notre développement. Je pense que c’est une meilleure solution d’avoir un actionnaire principal, qui permet d’avoir un leadership clair dans une société, plutôt que des participations plus dispersées.

Quelles seront les prochaines étapes de développement de KeeSystem? 

Partant de la Suisse romande qui a été notre premier marché, notamment grâce à ses liens avec d’autres places financières francophones comme le Luxembourg, nous avons ensuite développé nos contacts avec des clients en Suisse alémanique et au Tessin. Dans cette logique, nous prévoyons, entre autres, d’ouvrir un bureau à Zurich et de recruter de nouveaux collaborateurs à Lugano. La Suisse restera notre principal marché mais d’autres pays vont suivre ensuite.

«Certaines solutions proposées par certaines sociétés fintech sont très ergonomiques
mais le contenu des solutions figurant en arrière-plan est parfois un peu vide.»

En termes de segments de clientèles, nous avons commencé avec les gérants indépendants, puis avons continué à proposer à des solutions à des banques privées et à des family offices. Avec ces derniers, il s’agit parfois de sociétés avec un ou deux personnes seulement. 

Envisagez-vous de proposer aussi vos solutions à des particuliers? 

Ce serait en quelque sorte l’étape d’après. C’est un défi qui nous intéresse – proposer nos solutions sous une forme plus simple, tout en conservant un haut niveau de qualité. Nous n’avons toutefois pas encore de projets précis dans ce sens.

Compte tenu de l’essor des sociétés «fintech» ces dernières années, ne craignez-vous pas cette concurrente grandissante d’acteurs qui se développent parfois très rapidement? 

J’observe une différence importante entre notre approche et celles de nombreuses sociétés fintechs. Beaucoup de ces sociétés proposent, souvent, des solutions très pointues dans quelques domaines spécifiques. Or, de notre côté, chez KeeSystem, nous cherchons plutôt à offrir des solutions qui permettent à nos clients de synchroniser toutes les données qu’ils utilisent et qui sont réparties parfois dans différents logiciels. Nos clients, souvent des très petites sociétés, utilisent parfois un logiciel pour la facturation, une plateforme pour la gestion de fortune, une solution pour la compliance. Il est parfois très difficile de synchroniser toutes ces données, c’est ce que nous essayons de leur apporter.

«Beaucoup de gens pensent que l’on peut devenir riche
en quelques mois grâce à la fintech. Or, la réalité est un peu plus complexe!»
Aujourd’hui, beaucoup de sociétés fintech présentent des solutions très faciles à utiliser en termes de navigation pour leurs utilisateurs. Quelle est l’importance de la présentation des interfaces proposées aux clients?

Personnellement, je suis un passionné des sciences cognitives. Pendant longtemps, l’interface avec les utilisateurs est restée un peu le parent pauvre en matière de développement des services informatiques. Pour utiliser une image, les développeurs travaillaient très bien sur le moteur mais ils oubliaient de soigner la carrosserie. Aujourd’hui, il est indispensable de travailler sur l’ergonomie des solutions informatiques. A cet égard, j’ai l’impression que certaines solutions proposées par certaines sociétés fintech sont très ergonomiques mais que le contenu des solutions figurant en arrière-plan est parfois un peu vide. Je pense que c’est un peu le résultat des attentes exagérées de certains investisseurs et «start-uppeurs» – beaucoup de gens pensent que l’on peut devenir riche en quelques mois grâce à la fintech. Or, la réalité est un peu plus complexe! Chez KeeSystem, nous avons déjà vu passer entre 4 et 5 générations de concurrents depuis que nous existons.

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