Fonds pour la paix et la justice

Nicolette de Joncaire

4 minutes de lecture

Peut-on investir dans des entreprises qui contribuent à l’apaisement des conflits? Anne Gloor et Melchior de Muralt l’affirment. 

 

Il est beaucoup question des Objectifs de Développement Durable (ODD) en finance responsable. Il est qui se targue d’investir dans la santé, dans l’eau, dans l’énergie (un grand favori), dans l’innovation, dans le changement climatique (un autre grand favori) … Mais le 16e objectif des ODD, Paix, justice et institutions efficaces, n’a guère sa place dans les milieux financiers. «Cet objectif est l’affaire des Etats. Les investisseurs privés ne sont pas en mesure d’y contribuer» y estime-t-on souvent.

Anne Gloor et Melchior de Muralt l’entendent autrement. Lancé début janvier avec un capital d’amorçage consenti par la fondation Peace Nexus, le fonds d’investissement pour la paix est géré par la société De Pury Pictet Turrettini & Cie. Il est ouvert à tous les d’investisseurs sensibles à cette cause et qui cherchent aussi à obtenir un rendement. Son objectif? Investir dans des entreprises multinationales de qualité qui peuvent avoir un rôle de stabilisateur dans des pays en crise ou risque de crise. Un parti pris d’espérance dans une période où les Etats mènent souvent des politiques économiques et sociales inquiétantes. Entretien avec des utopistes tout à fait pragmatiques.

La dimension «paix et justice» n’est pas intégrée
dans la mentalité des entreprises et des investisseurs.
L’idée d’un fonds d’investissement pour la paix et la justice est inédite. Sur quel principe fonctionne-t-il?

Effectivement, il n’existe que très peu de véhicules orientés dans ce sens car la dimension «paix et justice» n’est pas intégrée dans la mentalité des entreprises et des investisseurs. Nos choix d’investissement portent sur des sociétés qui démontrent dans leurs projets une contribution à l’effort de protéger les droits de la personne, de promouvoir la bonne gouvernance et de donner des opportunités économiques aux plus faibles. Comme à l’heure actuelle cette dimension de paix n’est que peu mise en avant, une analyse effectuée par Covalence1 permet d’identifier des entreprises multinationales, cotées en bourse, qui ont ce rôle positif dans les pays fragiles. La fondation Peace Nexus opère un second niveau de sélection pour approfondir les informations données par Covalence afin de préparer le dialogue avec les entreprises du portefeuille.

Pouvez-vous nous en dire plus sur les critères utilisés?

Une entreprise qui contribue à l’apaisement des conflits doit démontrer ses efforts tant dans la manière dont elle embauche son personnel que dans la manière dont elle choisit son approvisionnement. Elle doit se montrer active dans le dialogue avec les communautés locales, attentive à la gouvernance et à la responsabilisation de son entourage, savoir desservir des populations à risque et prendre en charge, autant que possible, la sécurité de son personnel, de sa chaine de valeur et des communautés qui l’entourent. Nous avons résumé les critères utilisés dans un tableau.  

Quelle est l’étape suivante?

La Fondation représentant l’actionnaire se met en rapport avec les entreprises du fonds – entre 30 et 50 sur une présélection d’environ 200 noms – et convient d’un engagement formel de leur part à soutenir les processus de paix et de bonne gouvernance. Les réponses ont jusqu’à ce jour été favorables. Trois d’entre elles sont déjà prêtes à procéder à une évaluation approfondie. Il est certain que cet engagement est valorisant pour une entreprise qui se réclame des ODD.

Le portefeuille offre les caractéristiques de
risque et de rendement des indices boursiers classiques..
Votre liste comporte-t-elle des sociétés venant des pays concernés?

Non, elle ne comporte que des multinationales. Les entreprises locales exigent une bonne connaissance du terrain et il n’est pas facile d’y investir, ni de dialoguer avec elles.

Ces entreprises sont-elles également performantes sur la base de critères financiers plus classiques?

PPT sélectionne des entreprises dans l’univers de la Fondation avec un style croissance de qualité et un niveau d’évaluation raisonnable. Le portefeuille offre les caractéristiques de risque et de rendement des indices boursiers classiques. C’est donc un fond d’investissement dont la liquidité est identique à la plupart des fonds du marché. Celui-ci, pourtant, offre à ses investisseurs un grand avantage: l’opportunité de pouvoir contribuer à améliorer les conditions dans les pays d’où viennent des milliers de migrants arrivant en Europe.

Pourquoi la fondation Peace Nexus s’est-elle lancée dans cette aventure et quel rôle joue-t-elle?

Pour deux raisons. En premier lieu, pour aligner son capital avec sa mission comme le suggère le code des fondations mais aussi pour approcher les entreprises comme investisseur et non comme ONG. Le fond est un véhicule qui permet à la Fondation d’explorer le rôle du secteur privé dans le processus de paix. Peace Nexus joue déjà depuis longtemps un rôle de conseiller des entreprises dans le domaine du «peacebuilding» mais elle a jugé que devenir investisseur lui conférait une position plus forte auprès des conseils d’administration.

Est-ce une forme l’activisme?

Non, il s’agit de se faire entendre et de collaborer et non d’imposer ou de sanctionner. Il est par ailleurs clair que les grandes multinationales n’écoutent ses conseils que si elles y trouvent une valeur ajoutée.

1 Basée à Genève, la société Covalence évalue depuis 2001 les entreprises selon les critères ESG en s’appuyant sur une pluralité de sources.

 

 

Anne Gloor
Fondatrice de PeaceNexus

Anne Gloor est la fondatrice de PeaceNexus, une fondation suisse dédiée à la consolidation de la paix. Depuis 2015, Anne s'est concentrée sur la réorientation des fonds de la Fondation vers une stratégie d'investissement conforme à sa mission. Anne a travaillé pour Amnesty International, la Croix-Rouge suisse et pour le Ministère suisse des affaires étrangères. Elle y était responsable des activités de promotion de la paix de la Suisse en Afrique australe. De 2006 à 2008, elle a été détachée auprès de la Direction générale des relations extérieures de la Commission européenne pour coordonner la politique et les opérations d'observation électorale de l'UE dans plusieurs pays.

Peace Nexus

Fondation suisse financée par des fonds privés, Peace Nexus fournit une expertise aux acteurs de la consolidation de la paix. La Fondation fait appel à une cinquantaine d'experts pour soutenir plus de 30 organisations dans le but de renforcer leur efficacité et leur collaboration dans la stabilisation des États fragiles. Son fonds de dotation s’est orienté vers des investissements responsables, conformes à sa mission, et la Fondation a travaillé avec des experts pour élaborer un indice des entreprises les plus influentes dans les États fragiles qui mesure leur niveau de sensibilité aux conflits.


Melchior de Muralt
Associé de Pury Pictet Turrettini

Melchior de Muralt a rejoint Lombard Odier en 1988. En 2001, il est entré comme associé dans la société de gestion de patrimoine de Pury, Pictet Turrettini à Genève. Parallèlement, il a contribué à la création de Blue Orchard Finance, une société spécialisée en investissements dans la microfinance, dont il est actuellement vice-président. Il est aussi président de Cadmos Fund Management, pionnier des fonds d'engagement d'actionnaires basés sur les principes du Pacte mondial des Nations Unies pour l'entreprenariat équitable. Il est membre du Comité international de la Croix-Rouge (CICR).Melchior de Muralt détient un doctorat en sciences politiques de l'université de Lausanne.

de Pury, Pictet Turrettini & Cie

Depuis 1996, de Pury Pictet Turrettini & Cie SA (PPT) accompagne ses clients, privés et institutionnels, dans la mise en place de solutions sur mesure pour répondre à leurs attentes en matière de gestion de fortune. La société propose des processus d’investissement personnalisés fondés sur une connaissance approfondie des besoins et des caractéristiques de ses clients. PPT gère les fonds d’engagement Cadmos basés sur la conviction que le paysage socio-économique mondial est en profonde transformation et que les aspects environnementaux, sociaux et de gouvernance vont façonner la démarche des investisseurs de ces prochaines décennies.