Disruption technologique et durabilité ne s’opposent pas

Yves Hulmann

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Certaines technologies disruptives nécessitent du temps pour être adoptées, relève Pierin Menzli de J. Safra Sarasin.

A la tête des investissements thématiques en actions chez J. Safra Sarasin Asset Management, Pierin Menzli estime que la notion de durabilité s’applique à différents domaines. L’établissement compte ainsi des fonds thématiques consacrés aussi à l’eau, au style de vie qu’à la disruption technologique. Il explique pourquoi il faut parfois beaucoup de temps pour que des technologies disruptives soient largement adoptées par les consommateurs et le marché.

On assimile en général la disruption technologique à une évolution rapide et de court terme tandis que la durabilité est, elle, une notion de long terme. Comment parvenez-vous à concilier des deux approches?

Il y a à mon avis une différence de perception au sujet de la disruption technologique entre l’image qui en ressort dans les médias et ce qui se passe dans la réalité. D’un côté, les médias se concentrent souvent sur les changements immédiats apportés par certaines nouvelles technologies. C’est par exemple le cas de l’arrivée sur le marché des smartphones, dont l’adoption a été extrêmement rapide. Une adoption tellement rapide qu’elle a même surpris les entreprises actives dans ce secteur. En plus, on a, dans ce cas, créé un besoin, on n’a pas simplement remplacé une technologie existante.

L'adoption du cloud par les entreprises, par exemple,
a été freinée par la «durabilité».

D’un autre côté, dans de nombreux domaines d’activité, les disruptions technologiques nécessitent plusieurs années, voire des décennies, pour être réellement adoptées. Prenez le cas des véhicules électriques au Japon: il y a dix ans, toute la technologie nécessaire pour rouler avec des voitures électriques était déjà disponible dans ce pays. Pourtant, le taux de pénétration de ces véhicules reste extrêmement faible avec moins de 5%. Et dans dix ans, on peut s’attendre à ce qu’il ne dépasse pas les 20% – même dans un pays très avancé technologiquement comme le Japon. Ainsi, en dépit de la nature disruptive d’une technologie, le temps nécessaire à son adoption peut dans certains cas être relativement long. L'adoption du cloud par les entreprises, par exemple, a été freinée par la «durabilité» justement, notamment du fait des problèmes de sécurité des données les plus confidentielles. Ainsi, nous prenons en compte ces facteurs de durabilité afin d’ajuster nos attentes en matière de croissance, entre autres.

Vous distinguez entre les entreprises qui permettent l’utilisation des technologies – les «technology enablers» – de celles qui en bénéficient ensuite – les «technology beneficiaries». La première catégorie représente les deux tiers de votre portefeuille, la seconde un tiers. Comment établissez-vous la distinction entre ces deux types d’entreprises?

Les «technology enablers» sont des entreprises qui mettent à disposition une technologie disruptive entièrement nouvelle – ou du moins celles qui apportent une innovation qui entraîne ensuite un changement fondamental dans un domaine donné ou qui redéfinissent l’ensemble de la chaîne de valeur dans un secteur d’activité. Si l’on prend l’exemple de Tesla, cette entreprise n’a pas inventé la voiture mais l’arrivée sur le marché de ses véhicules a déclenché un mouvement qui affecte l’ensemble de l’industrie automobile. Ainsi, même si ses parts de marché sont faibles par rapport aux grands constructeurs traditionnels, l’entreprise américaine a largement contribué à accélérer la transition des moteurs à combustion vers les véhicules électriques. Nemetschek, un fournisseur de logiciels pour l’architecture et l’industrie du bâtiment, fait aussi partie de cette catégorie car les technologies développées par cette société allemande profitent ensuite aussi à d’autres entreprises.

Le fait d’être actif dans des technologies de pointe ne vous protège
pas des cycles. Mais tous les secteurs n’évoluent pas de la même façon.
Et qui sont les «beneficiaries»?

Il s’agit d’entreprises qui utilisent les nouvelles possibilités technologiques mises à disposition par des sociétés tierces et les intègrent dans leur modèle d’affaires traditionnel afin d’en tirer un avantage compétitif. C’est le cas par exemple des émetteurs de cartes de crédit Mastercard ou Visa: ces sociétés continuent d’avoir un modèle d’affaires relativement simple – celui-ci leur permet toutefois d’exploiter favorablement de nouvelles technologies, comme le traitement de données en très grande quantité («big data») ou l’intelligence artificielle, et de générer des revenus supplémentaires grâce à ces technologies. Mastercard et Visa sont ainsi des entreprises avec un modèle d’affaires stable, générant des revenus réguliers, mais qui exploitent avantageusement des nouvelles possibilités technologiques mises à disposition par des sociétés tierces pour en tirer un avantage compétitif.

Comment les actions des sociétés qui tirent parti de la disruption technologique évoluent-elles dans un environnement de marché de «fin de cycle»?

Le fait d’être actif dans des technologies de pointe ne vous protège pas des cycles. Mais tous les secteurs n’évoluent pas de la même façon. Si l’on prend le cas de la robotique, il s’agit d’un domaine d’activité qui est très lié aux cycles de l’industrie en général. Si les grands groupes industriels ralentissent, les sociétés actives dans la robotique subiront, elles aussi, le ralentissement des investissements. En revanche, d’autres secteurs, comme les paiements ou les logiciels utilisés dans les processus de commandes digitales, ne sont pas aussi cycliques. C’est la raison pour laquelle nous optons pour une diversification entre secteurs et thématiques dans nos fonds. Par ailleurs, il est essentiel de garder une perspective de long terme lorsque l’on investit dans des placements thématiques.

Comment a réagi votre fonds thématique consacré aux disruptions technologiques lors d’importantes phases de corrections, comme durant la première moitié du mois d’octobre?

Les fonds thématiques en actions sont bien sûr largement corrélés avec l’évolution des marchés des actions en général. En restant fidèle à une thématique donnée, surtout quand elle est elle-même diversifiée d’un point de vue sectoriel, les investisseurs sont moins exposés sur le long terme, car ils ne perdent pas de vue la tendance de fond qui prévaut dans un domaine donné. Du reste, notre fonds thématique durable en actions consacré aux technologies disruptives surperforme son indice de référence cette année ainsi que depuis le lancement du fonds. Un horizon de placement de l’ordre de 5 à 7 ans constitue l’environnement compétitif dans lequel nous évoluons.