Contrairement à l’or, le bitcoin n’a aucune substance

Yves Hulmann

6 minutes de lecture

On est davantage dans le domaine de la croyance que face à une future monnaie, estime Jean-Michel Servet, professeur honoraire à l’IHEID.

Les nerfs des investisseurs qui ont misé sur les crypto-monnaies ont été mis à rude épreuve au cours du trimestre qui s’achève. Après avoir connu une progression spectaculaire ce printemps, frôlant les 65'000 dollars à fin avril, le cours du bitcoin a ensuite perdu la moitié de sa valeur en l’espace de deux mois. Vendredi, il évoluait à près de 35'000 dollars. Une des raisons à l’origine de la correction survenue depuis mai a été, notamment, l’annonce faite à la mi-mai par Elon Musk que sa société Tesla n’accepterait plus les paiements en bitcoin à l’avenir. S’y ajoutent les mesures récentes prises par la Chine à l’encontre des «mineurs» qui extraient de nouveaux bitcoins. Pour couronner le tout, l’auteur à succès Nassim Taleb, une voix initialement favorable au bitcoin, s’est montré récemment beaucoup plus critique envers cette crypto-devise, estimant qu’elle avait peu de chances de devenir une monnaie indépendante des gouvernements.

Le bitcoin, et les autres crypto-actifs concurrents, ont-ils des chances de s’établir durablement en tant qu’alternative aux monnaies traditionnelles? Jean-Michel Servet, professeur honoraire à l’IHEID à Genève, en doute. Cet économiste ne ménage pas ses critiques non pas envers l’ensemble des crypto-actifs mais spécifiquement envers le bitcoin. Cela notamment en raison de sa très forte consommation d’électricité mais pas seulement. Plutôt que d’être utilisé comme un moyen de paiement alternatif, cet instrument numérique est avant tout devenu un outil de spéculation, estime-t-il. Quant à son potentiel d’assurer une fonction de monnaie de réserve, Jean-Michel Servet se montre également sceptique quant à la capacité du bitcoin d’assurer un tel rôle compte tenu de la forte volatilité du cours des principaux crypto-actifs. Entretien.

A l’origine, les crypto-actifs promettaient de démocratiser la finance en proposant un moyen de paiement indépendant, non contrôlé par les États et les banques centrales et organisé de manière décentralisée. La technologie dite des registres distribués («distributed ledger technology», ou DLT), qui sert de base au fonctionnement du bitcoin, ne permet-elle pas d’assurer ces fonctions?

On est très loin d’une démocratisation de la monnaie, et cela pour plusieurs raisons. Il y a un énorme écart de connaissance, et donc indirectement de possibilité de contrôle, entre, d’un côté, ceux que l’on appelle les «mineurs» qui comprennent cette technologie, et, de l’autre, la masse des autres utilisateurs et spéculateurs occasionnels qui n’ont qu’une très faible idée de la manière avec laquelle cette technologie complexe fonctionne et quels peuvent être les risques environnementaux et financiers liés à son développement. Seule une infime minorité de ceux et celles qui investissent dans le bitcoin comprend pleinement les processus à la base de son fonctionnement et donc les risques pris individuellement mais aussi collectivement. On est plutôt dans le domaine de la foi, de la croyance en la promesse largement répandue d’une prétendue future monnaie.

Le bitcoin présente plusieurs aspects problématiques en lien avec le rôle même de la monnaie.
Pourquoi est-ce nécessairement un problème? Beaucoup d’utilisateurs d’Internet ne comprennent pas non plus grand-chose au fonctionnement du web…

A mon avis, la différence est qu’à priori en utilisant Internet on prend peu de risques comparables à ceux des placements en bitcoin. Et il y a deux difficultés liées au fonctionnement du bitcoin auxquelles il faut être attentif. La première est d’ordre technique, la seconde de type financier. Pour l’aspect technique, la faible compréhension réelle des mécanismes à la base du fonctionnement du bitcoin contribue, d’une part, paradoxalement à renforcer la foi d’une partie des utilisateurs envers cet instrument.

D’autre part, les implications en termes de consommation d’énergie sont ignorées par beaucoup de gens. En soi, je n’aurais rien contre l’existence du bitcoin et d’autres crypto-actifs décentralisés pour autant que leur mode de fonctionnement ne soit pas aussi énergivore. Si, demain, se développe un crypto-actif qui consomme peu d’énergie, dont le mode de fonctionnement est transparent et qui n’est pas de fait contrôlée par une minorité, alors je dirais que ce peut être utile, à condition de ne pas imaginer que l’on puisse se passer totalement de monnaies fondées sur la foi publique, elle-même s’appuyant sur la confiance dans la souveraineté. On peut remarquer que les pays où le bitcoin se répand comme moyen de paiement sont des pays ayant abandonné leur souveraineté monétaire (depuis vingt ans pour le Salvador) ou que celle-ci s’est quasi effondrée comme au Liban.

Et quelles sont les difficultés d’ordre financier?

D’un point de vue financier, le bitcoin présente plusieurs aspects problématiques en lien avec le rôle même de la monnaie. Tout d’abord, le bitcoin n’est que rarement utilisé comme un moyen de paiement – peu gens paient leur café ou leur repas en bitcoins –, il est avant tout devenu un instrument de placement pour ne pas dire de spéculation. Et il y a une particularité du bitcoin souvent ignorée. Les transactions ne sont pas traitées par ordre de leur arrivée mais par le montant de la commission (au bénéfice des mineurs) librement associée à chaque transaction, que le vendeur est disposé à payer pour voir sa vente exécutée. Les petits perdent donc proportionnellement beaucoup plus lors d’une chute du cours que ceux qui peuvent réaliser leurs gains en premier et inversement pour acheter quand le cours monte.

Même s’il n’est pratiquement pas utilisé comme moyen de paiement, le bitcoin ne peut-il pas assurer une fonction de monnaie réserve – un peu comme l’or qui ne sert que rarement pour payer ses courses?

Sur ce plan, il y a une première grande différence entre les crypto-actifs et les métaux précieux. Contrairement à l’or, le bitcoin n’a aucune substance que l’on puisse utiliser artisanalement ou industriellement et dont la valeur puisse servir de contrepartie.

Chacun sait par expérience personnelle que le réseau électrique a toujours besoin d’être en surproduction pour être certain que le système ne tombe pas en panne.

S’agissant de la séparation entre la fonction de paiement et de monnaie de réserve, les crypto-actifs ne sont pas les seules catégories d’actifs qui y sont confrontées. Il y a d’autres placements, comme l’immobilier, qui n’assurent pas une fonction de paiement mais qui constituent néanmoins des instruments de réserve. La dissociation entre fonction de monnaie et fonction de réserve existe ainsi pour plusieurs catégories de placements. D’ailleurs, on observe souvent que plus on s’enfonce dans une crise, moins les monnaies qui servent habituellement à faire des paiements assurent une fonction de réserve.

Toutefois, sur ce plan aussi, j’ai quelques doutes quant à savoir si le bitcoin pourrait réellement servir d’instrument de réserve en situation de crise, compte tenu de sa très forte volatilité... Un instrument de réserve doit avoir une certaine stabilité pour assurer cette fonction. Ce n’est pas du tout le cas du bitcoin ou de l’ethereum qui ont perdu plus de la moitié de leur valeur en quelques semaines. Certains prétendent que plus son usage se répandra, plus la volatilité de son cours diminuera. Or ce n’est pas ce que l’on constate comme l’a illustré le premier semestre 2021.

Le bitcoin a pourtant de nombreux adeptes dans des pays où les monnaies sont instables, y compris dans des pays proches comme la Turquie, par exemple. Comment l’expliquer?

C’est vrai qu’on a pu l’observer aussi au Nigéria, au Liban ou en Argentine. Toutefois, dans ce type de situations, ce sont les catégories riches de la population, des minorités, qui sont en capacité réelle d’utiliser le bitcoin comme un instrument de diversification de leurs avoirs pour échapper à la perte de valeur de la monnaie de leur pays. Ces minorités trouvent du reste souvent d’autres moyens de placer une partie de leurs économies dans des monnaies plus stables, comme le dollar, l’euro ou le yen, voire des biens réels, pour sauver leur épargne. Ou croire pouvoir la sauver grâce au bitcoin comme dans le cas de la Turquie, où deux des principales plateformes de transaction ont récemment vu leurs responsables se volatiliser avec leurs avoirs…

Si l’on revient à l’une des critiques principales adressées aux crypto-actifs, c’est celle de leur forte consommation d’énergie. Sera-t-il un jour possible de la réduire grâce au progrès technologique – par exemple, grâce à de nouvelles puces informatiques - ou en utilisant avant tout l’énergie résiduelle non consommée par la population à certaines heures de la journée?

Sans être spécialiste de ces questions, chacun sait par expérience personnelle que le réseau électrique a toujours besoin d’être en surproduction pour être certain que le système ne tombe pas en panne. Et les «mineurs» qui produisent le bitcoin ont aussi besoin d’un approvisionnement constant en électricité pour faire tourner leurs machines. Donc, je ne vois pas très bien comment le bitcoin pourrait fonctionner uniquement à l’aide de l’énergie résiduelle non utilisée, par exemple l’énergie solaire excédentaire produite à certaines heures de la journée ou celle de barrages, qui dépendent de façon saisonnière de la quantité d’eau dans les retenues.

On est loin de la transition écologique avec le bitcoin.

En fait, on assiste à une course à l’obtention de l’électricité la moins chère. Et plus le cours du bitcoin monte, plus on gagne en le minant quel qu’en soit le coût environnemental. La plupart du temps, les mineurs de bitcoin prennent l’énergie là où elle est la moins coûteuse sans trop regarder comment elle est produite. Un exemple récent est celui de leur implantation en Sibérie à Norilsk où l’électricité est produite à partir de diesel et de charbon. En mai 2020, une importante pollution locale y a été dû au déversement accidentel dans les rivières proches de 17 500 tonnes de diesel stocké. En Chine, les «mineurs» en bitcoin utilisent – ou plutôt utilisaient vue l’interdiction depuis avril – beaucoup d’électricité produite au moyen du lignite car elle apparaît bon marché et sa production peut être permanente. Très récemment les autorités chinoises ont également de décider de limiter la production à partir de l’électricité des barrages. D’où un déplacement de la production de bitcoin notamment vers le Texas, un État pétrolier. On est loin de la transition écologique avec le bitcoin.

Certains spécialistes évoquent aussi la possibilité d’une rupture technologique capable de redistribuer entièrement les cartes dans les crypto-actifs. Qu’en pensez-vous?

Le propre des ruptures technologiques est qu’il en général très difficile de les anticiper. Il est bien sûr possible qu’il y ait un dépassement technologique qui remette profondément en question le fonctionnement même des crypto-actifs. Un peu comme le Minitel français, qui paraissait moderne, a été balayé par Internet en quelques années. Toutefois, dans le domaine monétaire et financier, il ne faut pas tenir compte uniquement d’aspects techniques mais aussi des dimensions socio-économiques et politiques. Le fait que le bitcoin soit un jour accepté ou non à large échelle en tant que moyen de paiement, voire comme monnaie de réserve, dépendra aussi de son acceptabilité par la société au sens large. Plus il occupera ou occuperait une place importante dans l’ensemble des placements, plus il sera ou serait porteur de risques systémiques pour le secteur financier, pouvant même reproduire quelque chose d’analogue à ce qu’on a connu en 2008 avec les produits dérivés.

Quand on traite d’évolutions au plan technologique, il ne faut jamais oublier la société et la puissance publique qui ont aussi les moyens d’intervenir pour redéfinir des cadres essentiels. La technique ne fait pas tout, il y a une autre série d’éléments qui font qu’une technique est acceptée et acceptable à large échelle ou non. C’est la raison pour laquelle on peut voir un nombre grandissant de pays non pas légaliser l’usage du bitcoin comme moyen de paiement mais au contraire le déclarer illégal, comme la Bolivie, le Maroc, l’Algérie, l’Égypte, le Népal et le Bangladesh, en interdisant son usage en tant que moyen de paiement comme l’Indonésie, la Turquie et le Vietnam ou dans les transactions bancaires comme la Chine, le Cambodge, le Canada, l’Équateur, le Nigéria, l’Arabie Saoudite et la Jordanie. Cette liste de pays interdisant ou limitant l’usage du bitcoin montre que la récente décision du président du Salvador de donner au bitcoin cours légal (pour autant qu’elle soit applicable dans un pays où 70% de la population est en exclusion bancaire) est loin d’être une hirondelle qui ferait le printemps de ce crypto-actif.