Rectifier la gouvernance économique mondiale

Joseph E. Stiglitz

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Rarement les lacunes des dirigeants mondiaux et des accords institutionnels existants n’avaient été aussi flagrantes.

©Keystone

Tandis que viennent de s’achever les réunions annuelles du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, le Moyen-Orient risque actuellement de basculer dans un conflit majeur, pendant que le reste du monde continue de se fracturer selon de nouvelles lignes économiques et géopolitiques. Rarement les lacunes des dirigeants mondiaux et des accords institutionnels existants n’avaient été aussi flagrantes. L’organe directeur du FMI n’est pas même parvenu à s’entendre sur un communiqué final.

Certes, la Banque mondiale s’est engagée sous sa nouvelle direction à combattre le changement climatique, à relever les défis de la croissance, ainsi qu’à renforcer ses politiques de lutte contre la pauvreté. Elle entend accroître ses prêts en mobilisant les capitaux existants, ainsi qu’en levant de nouveaux fonds. Sur ce deuxième point, la Banque mondiale aura toutefois besoin de l’approbation du Congrès américain, qu’elle n’obtiendra probablement pas dans la mesure où les Républicains contrôlent la Chambre des représentants. Il convient également de souligner que l’accroissement prévu de sa capacité de prêt n’est absolument pas à la hauteur de ce dont le monde a besoin. Bien qu’il s’agisse d’une avancée positive, nous sommes encore très loin du compte.

Comme lors des discussions sur le climat dans le cadre de l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre, les débats d’octobre ont notamment placé l’accent sur la nécessité de mobiliser davantage de capitaux privés, en réduisant la prime de risque exigée par les investisseurs concernant les projets menés dans les pays pauvres. Bien que les rendements sociaux des investissements dans l’énergie solaire en Afrique subsaharienne (caractérisée par un ensoleillement abondant et une pénurie d’énergie) soient plus élevés que dans les régions couvertes du nord, le secteur privé s’est montré réticent à s’engager sur cette voie, par crainte de l’instabilité politique et économique.

Résultat de toutes ces discussions sur le «dérisquage», le secteur public devrait fournir les subventions nécessaires pour «attirer» le secteur privé. Pas étonnant que de grandes sociétés financières privées rôdent autour de ces réunions internationales, prêtes à se nourrir à la mangeoire publique, espérant que de nouveaux accords privatiseront les gains tout en socialisant les pertes – comme l’ont fait les précédents «partenariats public-privé».

Mais pourquoi devrions-nous attendre du secteur privé qu’il résolve un problème de biens publics à long terme comme le changement climatique? Le secteur privé est bien connu pour sa vision à courte vue, axée sur ses bénéfices exclusifs, pas sur les bienfaits sociaux. Il a été inondé de liquidités pendant 15 ans, les banques centrales ayant injecté d’immenses quantités d’argent dans l’économie en réponse à la crise financière de 2008 (provoquée par le secteur privé) ainsi qu’à la pandémie de COVID-19. Il en résulte un processus circulaire dans lequel les banques centrales prêtent aux banques commerciales, qui prêtent aux entreprises privées occidentales, lesquelles prêtent ensuite aux gouvernements étrangers ou aux sociétés d’investissement dans les infrastructures, le tout voyant s’accumuler coûts de transaction et garanties d’État.

Il serait beaucoup plus judicieux d’utiliser la liquidité pour renforcer les banques multilatérales de développement (BMD), qui ont développé des compétences particulières dans les domaines en question. Si les BMD se montrent parfois lentes à agir, c’est en grande partie en raison de leurs obligations de préservation de l’environnement et de défense des droits des personnes. Le changement climatique constituant un défi à long terme, il vaudrait mieux que les investissements climatiques soient réalisés consciencieusement à grande échelle.

Pour atteindre cet effet d’échelle, il ne s’agit pas seulement de mobiliser davantage d’argent en empruntant à des pays riches, avec tous les problèmes connus que cela implique; il s’agit d’accroître les revenus des marchés émergents et des pays en voie de développement. Or, les accords internationaux existants font obstacle à cet impératif urgent.

Prenons l’exemple du cadre de l’OCDE sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (BEPS). Il était espéré que le BEPS conduirait les riches sociétés à payer leur juste part d’impôts dans les pays au sein desquels elles opèrent. L’actuel «système de prix de transfert» confère aux multinationales une marge de manœuvre considérable pour déclarer des bénéfices dans la juridiction fiscale de leur choix. Les réformes proposées par le cadre BEPS – même si elles étaient entièrement adoptées, ce qui s’annonce peu probable – semblent toutefois n’exercer que peu d’effet, et ne fourniront aux pays en voie développement que des revenus supplémentaires tout au plus limités. Pire encore, la procédure injuste de Règlement des différends entre investisseurs et États – qui permet aux multinationales de poursuivre les États lorsqu’ils introduisent des modifications réglementaires susceptibles de nuire aux bénéfices – limite encore davantage les ressources disponibles pour les marchés émergents et les pays en voie de développement, tout en entravant leurs efforts de réponse aux défis environnementaux et sanitaires.

Intervient également le régime de l’Organisation mondiale du commerce relatif aux aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce (ADPIC), qui a conduit à un apartheid vaccinal, ainsi qu’à des décès, hospitalisations et maladies qui auraient pu être évités dans les pays en voie de développement durant la pandémie (augmentant ainsi les dépenses et diminuant les revenus). L’ADPIC est par ailleurs conçu de sorte qu’il remplisse pour longtemps encore les poches des riches multinationales en redevances sur une propriété intellectuelle issue des pays en voie de développement. L’ensemble de la structure des accords commerciaux préserve en effet des schémas commerciaux néocoloniaux, dans lesquels les pays en voie de développement sont voués à ne produire que des biens principalement de base, tandis que les pays développés dominent les maillons à forte valeur ajoutée de la chaîne de production mondiale.

Tous ces accords défectueux peuvent et doivent être modifiés, ce qui conférerait aux pays en voie de développement les ressources dont ils ont besoin pour investir dans l’atténuation et l’adaptation au changement climatique, la santé publique et l’ensemble des autres Objectifs de développement durable.

Peut-être l’amélioration la plus importante de l’architecture financière mondiale résiderait-elle dans l’émission annuelle de 300 milliards de dollars, par exemple, en droits de tirage spéciaux (DTS, l’actif de réserve international du FMI), que le FMI peut «imprimer» à volonté si les économies développées le permettent. En l’état actuel des choses, l’essentiel des émissions de DTS bénéficie à des pays riches (les «actionnaires» les plus importants du FMI) qui n’ont pas besoin des fonds, alors que les pays en voie de développement pourraient les utiliser pour investir dans leur avenir ou pour rembourser des dettes (y compris au FMI).

C’est la raison pour laquelle les pays riches devraient recycler leurs DTS en les transformant en prêts ou en subventions pour les investissements climatiques au sein des pays en voie de développement. Bien que cela se fasse déjà dans une certaine mesure à travers le Fonds du FMI pour la résilience et la durabilité, cette démarche pourrait être massivement développée et redessinée pour une utilisation plus efficace des ressources. Le meilleur aspect de cette approche réside en ce qu’elle ne coûte pour ainsi dire rien aux économies développées. À moins d’être attaché à une idéologie malavisée, il n’y a aucune raison de s’y opposer.

Même si les économies développées atteignaient demain des émissions nettes nulles, nous serions toujours condamnés, dans la mesure où les émissions des pays en voie de développement continueraient d’augmenter. Tandis que la mise en place de meilleurs mécanismes incitatifs (un euphémisme de pots-de-vin) pour le secteur privé ne cesse d’être évoquée dans les débats, très peu d’avancées ont été accomplies, et les droits de douanes et autres contraintes sur les biens importés dommageables pour l’environnement, comme ceux que l’Europe impose actuellement et menace d’augmenter à l’avenir, sont peu susceptibles de susciter le type de coopération nécessaire.

La meilleure – et peut-être la seule – stratégie pour permettre aux pays en voie de développement et marchés émergents de faire le nécessaire, si nous entendons éviter une catastrophe climatique, consiste à commencer par rectifier certaines des injustices mondiales du passé, ainsi qu’à générer des revenus et financements abordables pour les pays en voie de développement.

 

Copyright: Project Syndicate, 2023.

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