L’insaisissable atterrissage économique en douceur de l’Amérique

Michael R. Strain

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Tandis que l’économie se normalise après la pandémie, les relations économiques standard se réaffirment. La victoire sur l’inflation nécessitera probablement une augmentation du chômage.

©Keystone

 

Au premier trimestre 2024, le PIB des Etats-Unis a enregistré une progression annuelle de 1,6% – environ un point de pourcentage en dessous des prévisions. Dans le même temps, l’inflation de base est restée plus élevée que prévu, les prix à la consommation (hors énergie et alimentation) ayant augmenté à un taux annuel de 3,7%, contre 2% au quatrième trimestre 2023.

Au moment de la rédaction de cet article, les cours des actions chutent, et les rendements obligataires grimpent en raison de l’anticipation selon laquelle la Réserve fédérale américaine procédera à une seule baisse des taux d’intérêt en 2024. Il y a là une rupture significative par rapport à la fin de l’année 2023, lorsque les marchés s’attendaient à ce que la Fed réduise les taux d’intérêt à six reprises en 2024. Au cours du premier trimestre de cette année, les investisseurs ont radicalement revu leurs paris sur les baisses de taux, pour désormais faire place à l’idée de persistance d’une forte croissance et d’une inflation récalcitrante. Un certain nombre de données indiquent aujourd’hui un ralentissement de la croissance et une inflation élevée, combinaison qui conduit certains investisseurs et analystes à mettre en garde sur le risque de stagflation.

Comment démêler le vrai du faux? L’économie américaine est-elle toujours en plein essor? Ou devrions-nous nous inquiéter d’une période de croissance lente et d’inflation élevée?

Commençons par regarder sous le capot de la croissance du PIB dans son ensemble, et nous constaterons que l’économie s’est bel et bien révélée solide au premier trimestre de cette année. Plusieurs facteurs volatils ont tiré vers les bas les chiffres globaux: importations supérieures aux exportations, évolution des stocks par rapport au trimestre précédent, et coup de pouce moins important en provenance des dépenses publiques par rapport à l’an passé.

La résilience de la consommation des ménages vient ralentir le processus de rééquilibrage de la demande de main-d’œuvre avec l’offre de travail.

Le cœur de l’économie américaine réside néanmoins dans la consommation des ménages, qui se situe depuis 2021 au-dessus de sa tendance prépandémique, et qui était au trimestre dernier, d’après mes calculs, supérieure de 1% aux prévisions formulées avant la pandémie. En glissement annuel, la consommation réelle des ménages a augmenté à un taux de 2,4% au dernier trimestre, et ne montre pas de signaux baissiers.

Cette solide consommation globale des ménages s’explique en partie par des accroissements de richesse, qui l’emportent sur l’effet des taux d’intérêt plus élevés. Depuis que le comité de la Fed chargé de fixer les taux d’intérêt s’est réuni au mois de novembre, le S&P 500 a progressé de 20%. Par ailleurs, l’augmentation des prix de l’immobilier – et le sentiment de nombreux propriétaires d’avoir gagné à la loterie en obtenant des taux de prêt immobilier bas avant 2022 – confèrent un élan supplémentaire.

La résilience de la consommation des ménages vient ralentir le processus de rééquilibrage de la demande de main-d’œuvre avec l’offre de travail. Au premier trimestre 2024, on comptait 1,4 offre d’emploi pour chaque chômeur, et le taux de chômage se situait en dessous de 4%. La tension sur le marché du travail entraîne une croissance rapide des salaires, qui ont augmenté le trimestre dernier à des taux incompatibles avec l’objectif d’inflation de 2% de la Fed. Ces données soutiennent l’idée d’une économie plus solide que ce que suggère le taux de croissance du PIB global.

Comment les conditions financières peuvent-elles être aussi souples, la consommation des ménages aussi dynamique, et le marché du travail aussi resserré, alors que le taux directeur de la Fed se situe au-dessus de 5% sur les 12 derniers mois?

Ce mystère n’en est pas vraiment un. Si l’on raisonne sur une période plus longue, il apparaît évident que les taux d’intérêt plus élevés ont ralenti l’économie. La Fed a commencé à élever les taux il y a 25 mois. En 2021, l’économie créait environ 600’000 nouveaux emplois nets chaque mois; ce chiffre est tombé à 400’000 en 2022, puis à environ 225’000 en 2023. De même, l’inflation sous-jacente est passée d’environ 5,5 début 2022 à environ 3% aujourd’hui.

Mais bien qu’un taux directeur de 5,3% soit suffisant pour refroidir l’économie chauffée à blanc de 2022, il n’est probablement pas aussi contraignant que le pensent de nombreux économistes, ou que ce qu’il aurait pu être avant la pandémie. Bien que les membres du comité de la Fed en charge des taux situent le «taux neutre» aux alentours de 2,6% – c’est-à-dire inférieur environ de moitié à l’actuel taux directeur – ce taux neutre a quasi-certainement augmenté, et sans doute significativement. Cela signifie que la politique monétaire est moins restrictive qu’il n’y paraît.

Comme je l’écrivais début mars, l’économie n’a pas encore atterri. Le rapport sur le PIB du premier trimestre, qui indique que la consommation des ménages est restée solide, soutient cette conception. Par ailleurs, même s’il demeure possible, l’atterrissage en douceur n’a jamais été probable, et semble de moins en moins envisageable. La Fed sera contrainte de maintenir les taux d’intérêt plus élevés plus longtemps; sa première baisse n’interviendra probablement pas avant le mois de novembre au plus tôt.

Bien que les taux actuels ne soient pas suffisamment contraignants pour ramener rapidement l’inflation sous-jacente au niveau ciblé par la Fed, ils restent assez élevés pour créer des fissures dans l’économie. Les retards de paiement par carte de crédit chez les emprunteurs à faibles revenus sont nombreux et croissants, de même que la croissance annuelle des commandes de biens d’équipement de base est proche de 0%.

Tandis que l’économie se normalise après la pandémie, les relations économiques standard se réaffirment. Cela signifie que la victoire sur l’inflation nécessitera probablement une augmentation du taux de chômage, qui se situe déjà environ 40 points de base au-dessus de son plus bas niveau postpandémique.

L’économie sous-jacente est en plein essor, et la politique monétaire insuffisamment restrictive. La perspective selon laquelle maîtriser les pressions inflationnistes pourrait nécessiter un léger ralentissement est plus inquiétante que la stagflation.

 


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