Pourquoi l'Europe perd-elle la course à la productivité?

Barry Eichengreen

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Il se peut simplement que l'Europe ait joué de malchance, en particulier si l'on pense au président russe Vladimir Poutine et à son choc sur les prix de l'énergie.

 

Pour les Européens, l'écart entre la croissance de la productivité aux États-Unis et en Europe traverse une passe difficile et déprimante. Au cours des deux décennies qui se sont écoulées depuis 2004, la croissance de la productivité aux États-Unis, mesurée sous forme de production par heure de travail, a été plus de deux fois supérieure à celle de la zone euro. Alors que la productivité de la zone euro s'est stabilisée et a même légèrement baissé depuis la pandémie de COVID-19, la production horaire non agricole américaine a augmenté de plus de 6% au cours de la même période – des résultats plus que satisfaisants selon les normes historiques américaines.

Il semblerait que les choses aillent tout particulièrement bien aux Etats-Unis et tout particulièrement mal en Europe. Certains témoignages soulignent la forte relance budgétaire appliquée aux États-Unis depuis le déclenchement de la pandémie. Pour les Européens, cette explication est rassurante, car elle suggère que le différentiel est transitoire. Après tout, les États-Unis ne peuvent pas faire face à des déficits budgétaires massifs et vivre indéfiniment au-dessus de leurs moyens.

Mais si une forte stimulation des dépenses peut déclencher une croissance rapide de la production et de l'emploi, on ne sait pas pourquoi elle devrait produire une croissance plus rapide de la productivité. Au contraire, compte tenu de la forte croissance de l'emploi et du durcissement des marchés du travail, on pourrait s'attendre à ce que les entreprises américaines soient obligées d'embaucher des travailleurs moins productifs, avec des conséquences négatives sur la production horaire. Plus vraisemblablement, les marchés du travail tendus aux États-Unis pourraient signifier que les entreprises, incapables de trouver un approvisionnement suffisant en travailleurs à tout prix, sont poussées à remplacer le capital par le travail – à investir dans des technologies économisant le travail.

Rappelons toutefois que la croissance de la productivité américaine s'était déjà accélérée par rapport à celle de l'Europe durant la décennie qui a précédé la pandémie, lorsque les marchés du travail n'étaient pas si tendus.

Les Américains qui visitent une succursale bancaire rencontreront beaucoup de distributeurs automatiques de billets, mais parfois pas un seul humain au guichet. Ils sont obligés de commander des repas, même dans les restaurants à nappes blanches, en utilisant un code QR. Les patrons des bistrots parisiens horrifiés à cette simple pensée peuvent soutenir qu'une différence culturelle franco-américaine se joue ici. Mais il est difficile de nier que les marchés du travail tendus jouent également un rôle.

Rappelons toutefois que la croissance de la productivité américaine s'était déjà accélérée par rapport à celle de l'Europe durant la décennie qui a précédé la pandémie, lorsque les marchés du travail n'étaient pas si tendus. Les États-Unis tout comme l'Europe se sont tournés vers le rééquilibrage budgétaire à la suite de la crise financière mondiale de 2008. L'Europe aurait pu être un peu plus encline à l'austérité, mais il n'y avait pas assez de différences dans les conditions de la demande pour expliquer leurs différents résultats de productivité.

En outre, alors que les entreprises américaines ont été plus rapides à capitaliser sur les technologies numériques, la chronologie est également erronée sur ce point: la surperformance américaine dans les secteurs de la production et de l'utilisation d'ordinateurs a été la plus prononcée dans la décennie qui a précédé la crise financière mondiale, non dans la période qui a suivi.

En ce qui concerne la dernière série de nouvelles technologies numériques, les entreprises commencent seulement à explorer comment les grands modèles de langage et l'intelligence artificielle générative peuvent être utilisés pour stimuler la productivité. En d'autres termes, l'IA et les développements connexes ne peuvent expliquer les performances de productivité exceptionnellement fortes de l'Amérique au cours des quatre dernières années. En fait, l'histoire suggère que la capitalisation sur les nouvelles technologies radicales exige des entreprises qu'elles réorganisent leur façon de faire des affaires - un processus par essais et erreurs qui prend du temps. Le caractère inévitable des erreurs signifie que la productivité est susceptible de chuter avant d'augmenter, un phénomène que les économistes appellent la «courbe en J de la productivité».

Draghi va recommander de supprimer les obstacles à la concurrence, ce qui pourrait intensifier la pression sur les entreprises pour qu'elles innovent afin de survivre.

Ce n'est pas comme si les dirigeants européens ignoraient le potentiel d'économie de main-d'œuvre et d'amélioration de la productivité des technologies numériques. Il se peut que certains syndicats européens forts, craignant la destruction d'emplois, résistent à adopter ces technologies, bien que l'Allemagne, avec sa tradition de syndicats forts, possède certaines des usines les plus robotisées au monde.

Alternativement, des règles restrictives de l'Union européenne peuvent entraver l'adoption de ces technologies. La réglementation de l'UE sur la confidentialité des données et à présent sa réglementation en matière d'IA, si elle est strictement respectée, peut ralentir le développement d'applications d'IA.

Enfin, il se peut simplement que l'Europe ait joué de malchance, en particulier si l'on pense au président russe Vladimir Poutine et à son choc sur les prix de l'énergie. Les États-Unis, auto-suffisants en énergie, n'ont pas été vulnérables dans la même mesure aux perturbations en approvisionnements énergétiques. Les entreprises européennes, en revanche, ont été contraintes de suspendre leurs activités les plus énergivores ou de s'engager dans des restructurations coûteuses, ce qui n'est pas bon pour la productivité.

Mario Draghi, haut responsable de l'économie européenne, présentera à l'UE un ensemble de propositions dans le courant de l'année pour stimuler la productivité. Il recommandera sans aucun doute d'achever l'union européenne des marchés des capitaux afin que les entreprises puissent financer plus facilement les investissements dans les nouvelles technologies.

Draghi va recommander de supprimer les obstacles à la concurrence, ce qui pourrait intensifier la pression sur les entreprises pour qu'elles innovent afin de survivre. Il va préconiser une plus grande efficacité énergétique et une plus grande autosuffisance pour libérer l'Europe de plus de perturbations semblables à celles occasionnées par Poutine.

Des observateurs comme moi peuvent prédire en toute confiance ce que Draghi va recommander parce que de telles propositions existent depuis des années. L'Europe doit agir dès maintenant pour mettre en œuvre ces vieilles idées. Et elle a désespérément besoin de trouver des idées neuves.

 

Copyright: Project Syndicate, 2024.

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