Ne pas sous-estimer les barrières à l’entrée dans la finance durable

Yves Hulmann

4 minutes de lecture

Pour Jan Poser, stratégiste en chef chez J. Safra Sarasin, il n’est pas simple de réorienter toute son activité en fonction des critères de durabilité.

S’il est un établissement en Suisse qui a été très tôt impliqué dans les questions liées aux placements durables, c’est la Banque Sarasin. Dès la fin des années 1990, l’établissement bâlois, intégré ensuite au sein du groupe J. Safra Sarasin, a commencé à proposer des fonds de placements qui tenaient compte de critères sociaux ou environnementaux. A l’heure où les critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) ainsi que les principes ISR (investissement socialement responsable) sont pris en compte par un nombre croissant de gérants d’actifs, est-il encore possible de se différencier dans ce domaine? Et comment peut-on associer placements durables et investissements thématiques? Le point avec Jan Poser, stratégiste en chef et responsable des questions liées aux placements durables chez J. Safra Sarasin, interrogé en marge du sommet Building Bridges qui s’est tenu la semaine dernière à Genève.

J. Safra Sarasin propose de nombreux investissements durables – y compris thématiques. A l'heure où presque tout le monde dit vouloir intégrer les critères ESG dans ses processus d'investissement, quel est encore l'avantage de proposer spécifiquement des placements thématiques intégrant les critères ESG ou ISR?

Si je compare notre démarche avec celle d’une partie de nos concurrents, J. Safra Sarasin a, en quelque sorte, fait les choses à l’envers. Beaucoup de nos concurrents ont en effet commencé par proposer quelques placements thématiques consacrés – ou non – à la durabilité avant d’intégrer ensuite cette notion de manière plus générale dans leur processus d’investissement. Nous avons fait l’inverse, en intégrant d’abord la durabilité directement dans l’ensemble de nos processus de placement, puis nous avons développé des stratégies thématiques consacrées au développement durable.

Si l’on sélectionne une entreprise pour ses techniques d’optimisation
de gestion de l’eau, il faut également tenir compte des critères ESG.

Notre façon de faire consiste à intégrer ces deux aspects: d’une part, respecter les critères ESG est une condition préalable à tout investissement. D’autre part, nous adressons aussi certains aspects plus spécifiques en lien avec la durabilité dans le cadre de nos investissements thématiques.

Lesquels par exemple?

Par exemple, les thèmes en rapport avec la gestion de l’eau ou avec des technologies qui contribuent à réduire l’empreinte carbone. Pour toutes ces thématiques, les deux dimensions se complètent: si l’on sélectionne une entreprise pour ses techniques d’optimisation de gestion de l’eau, il faut également tenir compte des critères ESG. En effet, il serait absurde d'investir dans une entreprise qui, bien que championne de la gestion de l’eau, pollue par ailleurs l’environnement ou nuit à la santé de ses collaborateurs. De la même manière, nous proposons également d’autres fonds thématiques, consacrés par exemple aux technologies disruptives, à la consommation et au style de vie ou à la santé, qui tiennent compte aussi de la durabilité sans pour autant être focalisés sur ce seul aspect.

Les acteurs de niche ou de taille moyenne ont, dans un premier temps, été les pionniers de l'investissement durable. Désormais, les grands groupes financiers s'y intéressent aussi toujours davantage et collaborent ou rachètent même des sociétés entières – par exemple BlueOrchard par Schroders. Cette nouvelle concurrence est-elle un risque pour les établissements de taille moyenne très actifs sur ce plan depuis longtemps?

De manière générale, je ne peux que me réjouir du fait que la tendance à l’investissement durable gagne constamment en importance. Bien sûr il y a une intensification de la concurrence sur ce segment et peut-être aussi un risque de «greenwashing». Côté positif, le fait que les placements durables soient devenus «mainstream» nous facilite la tâche. Il y a quelques années encore, il fallait faire de grandes discussions à propos de la performance des placements durables, expliquer longuement que la prise en compte des critères ESG contribue aussi à la bonne performance des placements sur le long terme. Maintenant, tous nos interlocuteurs savent que la prise en compte des critères ESG ne nuit en tout cas pas à la performance et, qu’en plus, elle contribue à réduire les risques. Donc, la tendance au «mainstreaming» de la finance durable est très positive dans le sens où l’on peut entrer directement dans le vif du sujet et parler des stratégies proprement dites.

La discussion au sujet de la taxonomie européenne est la conséquence
de l’inaction du secteur financier dans l’UE.
N’y a-t-il pas un risque que les précurseurs dans ce domaine se fassent dépasser par d’autres acteurs qui disposent de plus de moyens?

Il ne faut pas sous-estimer les barrières à l’entrée dans ce domaine. Il n’est pas si simple pour un institut de réorienter d’un jour à l’autre toute son activité en fonction des critères de durabilité – ce que nous avons, de notre côté, déjà fait il y a plus de trente ans.

Vous avez participé, jeudi, à une table ronde consacrée à la question de la définition des normes pour l'intégration des critères ESG. La place financière suisse doit-elle définir ses propres normes - plus élevées - en la matière ou s'aligner simplement sur celles de l'Union européenne, notamment afin de pouvoir distribuer plus facilement ses produits et solutions dans les pays voisins?

Le plan d’action de l’UE sur la finance durable aura bien sûr un impact sur toutes les institutions suisses ayant des clients dans l’UE. Il faut également être attentif aux développements mis en place par d’autres places financières, à l’exemple de Singapour qui fait, elle aussi, des efforts pour définir une «taxonomie» relative aux placements durables, tout comme la Chine.

N’aurait-il pas fallu s’attaquer plus vite à la question de la définition des placements durables pour avoir d’emblée une vision commune sur ce sujet, au moins en Europe?

Ici, il est important de se rappeler pourquoi l’UE a décidé de mettre en place une taxonomie dans ce domaine. Il a été nécessaire de proposer une telle taxonomie car personne ne voulait vraiment faire l’effort d’intégrer les aspects de durabilité dans la politique de placement. Pour beaucoup de banques européennes, ce n’était pas prioritaire, la plupart des caisses de pension ne s’y intéressaient pas. Donc, à un moment donné, l’UE a dû intervenir et dire: c’est votre devoir de prendre en compte cet aspect. Au final, la discussion actuelle au sujet de la taxonomie européenne est la conséquence de l’inaction d’une partie du secteur financier dans l’UE au sujet des placements durables.

Lorsque vous avez un mandat, vous l’adaptez
en tenant compte de différentes contraintes ESG.
La Suisse a-t-elle fait mieux en la matière?

Oui. Ici, je dirais que la Suisse a souvent été au premier plan des développements dans ce domaine. De nombreux acteurs suisses ont été des précurseurs par rapport au reste de l’Europe.

Faut-il dès lors se satisfaire d’atteindre les normes requises sur le plan international ou devrait-on aller plus loin?

Il faut rappeler tout d’abord que la discussion dans l’UE au sujet de la taxonomie se concentre surtout sur la question du changement climatique – en tout cas dans un premier temps. De notre côté, on voudrait aussi intégrer en même temps le «S», soit les aspects sociaux, et le «G», pour les questions de gouvernance, mais avec plus de liberté. La Suisse a toujours misé sur une approche plus libérale et plus volontaire en la matière. Ce qui a permis l’innovation. L’approche holistique de la Suisse me semble plus complète et peut-être plus compétitive.

Les investisseurs institutionnels tendent à investir toujours davantage via des produits passifs. Est-ce un problème pour les instituts qui proposent justement des solutions de placement en général actives lorsqu’il s’agit de placements durables?

Beaucoup d’investisseurs institutionnels accordent une grande importance au fait d’avoir un «tracking error» (ndlr: déviation par rapport à l’indice) très faible. Cela n’empêche pas une gestion durable, il y a d’ailleurs plusieurs approches pour y parvenir. Premièrement, on peut agir comme l’ont fait Swiss Re ou le fonds de pension du Japon, à savoir changer d’indice de référence. On continue de pratiquer une gestion indicielle mais avec d’autres indices qui intègrent d’emblée les aspects ESG. Et on peut d’ailleurs s’attendre à voir apparaître de nouveaux indices alignés sur les objectifs de Paris.

Deuxièmement, lorsque vous avez un mandat, vous l’adaptez en tenant compte de différentes contraintes ESG. Les fonds de pension de la Californie ou de l’Etat de New York ont opté pour une approche à faible empreinte carbone de leurs investissements. Vous restez ainsi proche d’un indice, tout en l’adaptant en fonction de diverses contraintes comme les critères ESG ou de faibles émissions de CO2. Une approche indicielle, en soi, n’empêche pas l’investissement durable.

Troisième façon d’agir: vous achetez des indices classiques – mais en intégrant la dimension durable via l’engagement et d’exercice des droits de vote. Ici, on décide de continuer à investir dans toutes les sociétés incluses dans les indices mais on cherche à influencer le comportement des sociétés, en prenant contact avec leur direction, en allant voter lors des assemblées générales, etc.

A lire aussi...