Rachida Mourahib d’ODDO BHF souligne l’apport de technologies comme l’intelligence artificielle pour traiter les données mais aussi leurs limites.
L’évaluation des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) requiert le traitement d’une quantité de données considérable, qui s’ajoute encore à l’analyse des chiffres-clés financiers. Comment est-il possible de traiter ces données de la manière la plus efficace? Et à quels critères faut-il être particulièrement attentifs lorsqu’on analyse une entreprise du point de vue de la durabilité? Entretien avec Rachida Mourahib, responsable globale de la recherche ESG chez ODDO BHF Asset Management, qui a effectué une présentation lors du Geneva Forum for Sustainable Investment (GFSI) qui s’est tenu la semaine dernière à Genève.
Notre approche d’évaluation en matière ESG se répartit en trois étapes. Il y a tout d’abord un premier socle commun d’exclusion qui conduit les gérants à exclure certains titres de leur univers d’investissement. Nous excluons l’industrie de l’armement controversé, l’industrie du tabac, les activités liées au charbon ou encore toute entreprise qui serait en violation avérée de l’un des 10 principes du Global Compact des Nations Unies.
La deuxième étape repose sur l’intégration ESG. Il s’agit ici d’évaluer dans quelle mesure les pratiques environnementales, sociales et de gouvernance des entreprises peuvent avoir un impact matériel sur le modèle économique et les moteurs de valeur d'une entreprise, tels que la croissance de son chiffre d'affaires, les marges, les capitaux nécessaires ou les risques. Cette matérialité diffère d'un secteur à l'autre et peut concerner le respect de l'environnement, l'utilisation des énergies vertes, les bonnes pratiques sociales, la rémunération équilibrée des dirigeants ou encore l'éthique des affaires. L’analyse ESG intégrée à l’analyse financière permet ainsi de mieux évaluer les risques ESG d’une entreprise dans les décisions d’investissement et de générer de cette façon des rendements à long terme qui soient durables.
Le troisième socle est l’engagement actionnarial. Chez ODDO BHF Asset Management, nous ne nous limitons pas uniquement au seul exercice des droits de vote lors des assemblées générales d’actionnaires. Nous favorisons également le dialogue et l’engagement avec les entreprises, nous concentrant sur les thèmes de durabilité à matérialité financière qui diffèrent selon les entreprises. D’autre part, pour des petites et moyennes capitalisations ou encore les sociétés non cotées, le dialogue direct nous permet d’avoir une meilleure compréhension des pratiques ESG de ces sociétés. L’équipe ESG rencontre plus de cent entreprises chaque année pour aborder leurs efforts en termes de développement durable. D’autre part, les équipes d’investissement et l’équipe ESG collaborent sur des processus d’engagement.
L’équipe de recherche ESG est composée de six analystes ESG avec des parcours pluridisciplinaires qui couvrent à la fois la stratégie, la recherche et l’investissement. L’expérience moyenne des membres de l’équipe est de sept ans dans l’industrie. Ils assurent la liaison avec les équipes de gestion en matière d’intégration ESG. Chaque analyste ESG couvre des secteurs spécifiques et analyse la qualité ESG des entreprises afin d’apprécier au mieux les risques et les opportunités liés à nos investissements. L’essentiel du travail d’analyse ESG est effectué en interne pour les univers européens: sur les 68 critères que nous analysons, 97% de ce travail est réalisé exclusivement en interne. En outre, pour effectuer ce travail d’analyse, nous allons directement à la source des données des entreprises. Ils fournissent également à l’équipe de gestion une recherche ESG indépendante et exhaustive avec des recommandations et des notations ESG détaillées des émetteurs qu'ils couvrent. A côté de cela, nous recourrons aussi à des bases de données externes de notation et de recherches ESG ou pour les données de biodiversité.
L’analyse ESG nécessite non seulement de traiter une masse pharaonique de données mais en plus il s’agit souvent de données qui ne sont pas toujours standardisées et comparables comme c’est le cas en matière de données financières. Pour certains critères environnementaux - comme les émissions carbone, sociaux ou de biodiversité -, les données disponibles au départ sont souvent de nature assez disparate. Cela nécessite de faire appel à des techniques de traitement parfois très sophistiquées.
Nous collaborons avec une société française experte en data science et dans l’utilisation de la technologie appelée traitement naturel du langage (NLP), un sous-ensemble de l’intelligence artificielle. Avec cette technologie, il nous est possible de faire de l’analyse sémantique ESG et de sentiments plus ou moins négatifs pouvant nous alerter sur un risque ESG majeur lié à une ou plusieurs entreprises. L’IA, et plus particulièrement le traitement naturel du langage, nous permet d’étudier les données non-structurées qui composent aujourd’hui 80% de l’information mondiale disponible, y compris les données ESG.
Bien sûr, il y a toujours un risque qu’une entreprise accommode un peu ses données en amont pour être perçue de manière plus favorable, ou moins défavorable. C’est pourquoi le recours à l’IA ne pourra jamais remplacer l’analyse ESG effectuée ou du moins supervisée par l’humain. Des technologies telles que l’IA, le machine learning ou le NLP sont des outils qui sont certes très utiles mais qui ne remplacent pas à eux seuls le travail d’analyse réalisé par des spécialistes qui ont la possibilité de vérifier si la réalité présentée correspond vraiment à la réalité de l’entreprise.
Certains risques environnementaux – par exemple, les émissions de CO2 d’une entreprise industrielle ou la pollution occasionnée à certains sols – peuvent être directement mesurés et quantifiés par des sociétés externes ou des organisations.
S’agissant des critères sociaux, les méthodes d’évaluation sont un peu différentes et nécessitent que l’on regarde très en détail comment fonctionne une entreprise. Pour autant, je pense en tant que gérant d’actifs que les aspects sociaux, le «S», ne peuvent plus être relégué au second plan derrière le «E» lorsque l’on analyse une entreprise. Bien au contraire, on observe que les entreprises qui savent le mieux intégrer la dimension sociale de leur activité sont celles qui performent aussi le mieux sur la durée. Malgré cela, le «S» est longtemps resté le parent pauvre de l’analyse ESG – on peut regretter que souvent certains gérants se sont contentés de recourir aux prestations fournies par des prestataires externes. Ce n’est pas suffisant. Dans notre analyse, nous mettons depuis toujours l’accent sur le capital humain, l’un des deux piliers de notre approche à côté de la gouvernance.
Sur les 68 critères que nous analysons dans le domaine ESG, 15 d’entre eux sont en lien avec le capital humain. Toutefois, ces critères sont pondérés à hauteur de 30% de la note ESG totale d’une entreprise, soit une part importante. ODDO BHF dispose d’un track record de plus de 15 ans dans l’analyse des données relatives au capital humain et social des entreprises et notre méthode d’analyse a pu être constamment affinée dans ce domaine. II s’agit d’une source de création de valeur ajoutée qui est essentielle sur le moyen et le long terme pour les entreprises.