Nous restons «short» concernant le franc suisse

Yves Hulmann

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Mark Nash, gestionnaire de fonds chez Jupiter Asset Management, n’anticipe qu’une baisse très lente des taux de la part des principales banques centrales.

Alors que les marchés ont eu cette semaine les yeux rivés sur les commentaires de la Réserve fédérale américaine (Fed) qui s’est réunie mardi et mercredi, comment faut-il analyser l’évolution des données économiques aux Etats-Unis dans une perspective à plus long terme? Et quelles conclusions peut-on en tirer en matière d’investissement? Le point avec Mark Nash, gérant d’un fonds basé sur une stratégie à rendement absolu («absolute return») chez Jupiter Asset Management.

Quelles sont vos attentes concernant l’évolution de l’inflation et des taux d’intérêt pour la suite de l’année 2024?

On a pu observer tout au long du premier trimestre que l’inflation continue clairement de refluer. Maintenant, nous avons parcouru la partie facile du chemin – il y a encore beaucoup à faire avant que l’inflation ne retombe aux niveaux visés par les banques centrales. En concomitance avec la baisse graduelle de l’inflation, un deuxième phénomène important ne doit pas être sous-estimé: les revenus réels tendent à augmenter au fur et à mesure que le renchérissement s’affaiblit. Même si les salaires nominaux n’augmentent pas, cela signifie que cela redonne du pouvoir d’achat à la population. Les taux de chômage restent faibles, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe. Le risque d’une récession est extrêmement bas actuellement. C’est une différence importante par rapport aux prévisions économiques de la fin de 2023. La bonne tenue de la consommation, tout comme celle du marché du travail, auront des implications sur l’évolution de la politique monétaire de ces prochains mois. Nous sommes plutôt prudents au sujet du nombre de réductions des taux que le marché intègre jusqu’ici.

«Des réductions interviendront, mais elles seront très lentes, car la baisse de l'inflation ne sera pas linéaire.»

Les dernières statistiques sur le marché du travail aux Etats-Unis peuvent-elles remettre en cause l'attente d'une première baisse possible des taux de la Fed à partir de juin?

Les données relatives à l'emploi et à l'inflation aux Etats-Unis cette année ont toutes été plus fortes ou du moins plus élevées que prévu, ce qui met en évidence le problème auquel les banques centrales sont confrontées partout dans le monde. L'économie mondiale se trouve aujourd'hui dans un contexte de demande excédentaire, compte tenu des changements intervenus après la crise du Kosovo, à savoir la pénurie de main-d'œuvre et les dépenses fiscales massives. En raison de la solidité des bilans du secteur privé, les hausses de taux à elles seules ne causent pas trop de dégâts et nous nous trouvons donc clairement en milieu de cycle - plutôt qu'en fin de cycle. La particularité de cette situation est que nous avons des taux d'intérêt plus semblables à ceux que l’on observe en fin de cycle. Des réductions interviendront, mais elles seront très lentes, car la baisse de l'inflation ne sera pas linéaire.

En Europe, l’ambiance n’est toutefois pas à l’euphorie. L’économie allemande reste très faible avec une croissance tout juste positive (0,3%) attendue pour l’ensemble de 2024 par les instituts de recherche conjoncturelle, comparée à 1,3% en fin d’année dernière. Ne serait-ce pas à la BCE de baisser en premier ses taux directeurs?

Malgré la croissance atone en Allemagne, il ne faut pas perdre de vue que la zone euro, dans son ensemble, ne se porte pas si mal. L’emploi se situe toujours à un niveau élevé en Europe. Aussi bien les économies de la zone euro que du Royaume-Uni ont profité de la baisse des coûts de l’énergie, tandis que l’inflation continue à s’affaiblir partout sur le Vieux Continent. Nous nous trouvons donc dans une situation où l’inflation diminue mais où les perspectives de croissance s’améliorent. C’est pourquoi, je pense que la BCE n’abaissera ses taux que de manière très graduelle et seulement lorsqu’elle disposera d’une très grande clarté concernant un possible ralentissement du marché du travail dans la zone euro, lequel n’est de loin pas encore perceptible. Si la BCE ne regardait que du côté de l’Allemagne, qui n’est pas en très grande forme, elle pourrait déjà procéder maintenant à des baisses de ses taux directeurs. Si elle regarde du côté de l’Espagne, par exemple, la situation est totalement différente car l’économie espagnole tourne à plein régime.

Cela ne risque-t-il pas de se traduire par une très longue période d’hésitation du côté de la BCE?

L’évolution divergente la conjoncture dans différents pays de la zone euro n’est pas nouvelle – c’était déjà le cas au début des années 2010, mais souvent dans le sens inverse, avec une forte croissance dans les pays du Nord et une crise dans les pays de l’Europe dite périphérique. Une autre particularité de la situation actuelle est que même si la croissance du PIB est faible en Allemagne, le marché du travail y demeure solide, ce qui ne plaide pas pour une baisse immédiate des taux directeurs du côté de la BCE.

«Pour le franc suisse, la situation actuelle est à l’opposé de celle qui prévalait au début des années 2020 lorsque la monnaie helvétique a profité de sorties de fonds des autres monnaies dans une volonté de recherche de stabilité.»

Qu’est-ce que cela a pour conséquence pour les devises, notamment concernant la valeur du franc suisse par rapport à l’euro?

Pour le franc suisse, la situation actuelle est à l’opposé de celle qui prévalait au début des années 2020 lorsque la monnaie helvétique a profité de sorties de fonds des autres monnaies dans une volonté de recherche de stabilité. En raison du débouclement de positions qui étaient auparavant « short » sur l’euro et le dollar, le franc suisse, qui s’était constamment apprécié jusqu’à fin 2023, perd constamment du terrain. Le franc suisse tend à se rapprocher de la parité avec l’euro (ndlr: comparé à moins de 0,93 franc suisse par euro début janvier) et je ne vois pas vraiment ce qui pourrait inverser cette tendance. Nous restons «short» concernant le franc suisse.

Une des particularités de votre approche d’investissement est que vous investissez dans toutes sortes d’actifs: quel est votre avis, par exemple, sur les marchés émergents actuellement?

Nous continuons à apprécier les obligations de pays tels que le Brésil, le Mexique ou l’Indonésie. Alors qu’en 2021, ces pays ont été les premiers à resserrer leur politique monétaire au sortir de la pandémie, c’est l’exact inverse actuellement. Ces pays ont déjà commencé à abaisser leur taux tout en évitant une récession. De plus, un pays comme l’Indonésie bénéficie de la reprise de la demande pour les matières premières.

Que pensez-vous de l’évolution du cours de l’or qui s’est apprécié de près de 15% depuis le début de cette année?

Il est intéressant de constater que le rallye récent du cours de l’or s’est produit simultanément à une période de baisse de l’inflation. D’ordinaire, c’est l’inverse qui se produit: l’or s’apprécie souvent lorsque les gens ont peur que l’inflation réduise la valeur de leur épargne. Une des explications de la hausse du cours de l’or tient à notre avis notamment aux régimes de sanctions qui ont été mis en place à l’encontre de la Russie. L’or est un des rares actifs que les Etats-Unis et les pays alliés ne peuvent pas placer sous sanction. Cela explique l’intérêt de certains pays émergents pour l’or.

Finalement, que pensez-vous de la hausse quasi continue des marchés des actions qui s’est poursuivie tout au long du premier trimestre – est-ce soutenable sur la durée?

Il bien sûr distinguer entre les différents pays, indices et segments à l’intérieur du marché des actions. Dans l’ensemble, tant que l’inflation continuera à s’affaiblir et aussi longtemps que les investisseurs anticiperont des baisses de taux du côté des banques centrales, cela créée un environnement favorable pour les actions. Je vois mal pourquoi les actions baisseraient dans un tel contexte. 

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