Penser par scénarios: à propos des prévisions en des temps incertains

Carsten Roemheld, Fidelity International

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Elaborer des idées d’action dans des situations politiques d’exception suppose de comparer plusieurs projets d’avenir éventuels, en fonction de leur effet et de leur probabilité.

La décision des Britanniques de quitter l’UE a engendré de la confusion et du chaos parmi les investisseurs. La plupart des prévisionnistes ne s’attendaient tout simplement pas à ce que cette sortie puisse réellement se produire. L’incrédulité régnait également lorsque Donald Trump a été élu président des Etats-Unis. Et quand Vladimir Poutine a effectivement envahi l’Ukraine le 24 février 2022, de nombreux politiciens et économistes ont dû s’avouer qu’ils ne s’attendaient finalement pas à la guerre ou qu’ils avaient en tous cas espéré une autre évolution.

Les exemples de notre passé récent nous enseignent que l’espoir est mauvais conseiller et qu’une prévision qui ne se fonde que sur une issue possible peut totalement échouer. En même temps, je constate dans mon propre travail combien les investisseurs tablent sur les prévisions des analystes du marché dans les périodes de forte incertitude, car ils en attendent une meilleure vue d’ensemble et des recommandations futées.

L’espoir, mauvais conseiller

Comment tient-on compte de cette exigence? En apportant une réponse systématique à l’incertitude. Concrètement, cela signifie ceci:

Au lieu d’adhérer à une seule opinion concernant les évolutions possibles, nous élaborons plusieurs projets possibles pour l’avenir et nous les évaluons en fonction de leur probabilité de survenance. L’instrument correspondant a été développé par le prévisionniste américain Herman Kahn pendant la guerre froide. Il travaillait pour la RAND Corporation1, un thinktank, qui conseille encore l’armée américaine à ce jour.

Herman Kahn y a développé la méthode de l’analyse par scénarios: à cet effet, il a élaboré plusieurs esquisses plus ou moins probables de l’évolution future d’une situation et a ensuite étudié dans quelles conditions celles-ci pouvaient survenir, quelles variables jouaient un rôle et quelles conséquences pouvaient en résulter. Le scénario tendanciel constitue toujours le point zéro pour les scénarios. Des facteurs d’influence déterminants y sont actualisés de manière inchangée. Si l’on modifie alors progressivement certaines variables, il en résulte tout un éventail de scénarios alternatifs qui ont des conséquences plus ou moins graves. La méthode ne se prête d’ailleurs pas uniquement à l’analyse de certains événements tels que les élections dont l’issue est certes incertaine, mais dont on sait déjà qu’elles auront lieu et à quelle date. Les analyses par scénarios sont utiles tout comme la compréhension des situations complexes sans point de référence concret.

Prenons pour exemple dans une forme très simplifiée une analyse par scénarios s’intéressant à l’évolution future du prix du pétrole. Dans ce cas, le scénario tendanciel serait que la guerre en Ukraine se poursuive de manière inchangée. Les sanctions restent alors également en vigueur. L’Europe continuerait cependant à acheter du gaz russe. Conséquence possible: un nouvel équilibre des prix pour le pétrole brut s’installe. Un scénario alternatif serait que la guerre prenne fin et que la Russie retire l’ensemble de ses troupes. L’occident pourrait alors assouplir voire lever ses sanctions énergétique contre le pays. Les prix baisseraient alors sur le marché pétrolier. Parallèlement, les Européens pourraient chercher à réduire durablement la dépendance à l’énergie russe. Les investissements requis à cet effet se traduiraient par un pic pour le secteur de l’énergie. Troisième scénario possible: la guerre en Ukraine connaît une escalade, l’Union européenne durcit ses sanctions. Un vaste embargo sur l’énergie est décrété et de nouveaux chocs sur les prix se produisent. La recherche de fournisseurs d’énergie alternatifs se transforme en course contre la montre.

Tous ces scénarios n’ont pas la même probabilité de survenance. Un défi particulier de la technique des scénarios consiste à peser, à pondérer et à évaluer ces probabilités après une analyse approfondie. Quoi qu’il en soit, le cadre géopolitique et économique a fondamentalement changé depuis que la guerre a éclaté. Les anciennes certitudes ont laissé place à de nouvelles incertitudes. L’analyse par scénarios révèle de telles contingences et aide à classer les causes et les effets.

Il est important de noter que la technique des scénarios permet certes d’élaborer des stratégies de placement, qui prennent également en considération les conséquences du scénario le plus défavorable dans la gestion des risques. Même en cas d’analyse parfaite, il n’est cependant pas toujours possible de prévoir précisément les réactions du marché à un certain événement. L’avenir conserve tout simplement une part d’incertitude et une analyse par scénarios n’est pas une prévision. Mais si l’on visualise les enchaînements possibles des événements, il est en tous cas plus facile d’identifier les interactions et de réfléchir au risque des effets dominos.

Conclusion

Celui qui ne considère l’avenir que comme la poursuite du présent et qui suit le scénario tendanciel risque d’être surpris par l’évolution. Les analystes et les investisseurs ont donc tout intérêt à envisager également des développements plus improbables et à en tenir compte dans leur stratégie. Concrètement, cela signifie qu’une stratégie tout-terrain est recherchée dans des périodes de forte incertitude. Celle-ci inclut un portefeuille défensif avec une large diversification et une réserve stratégique, pour le cas où les choses ne se dérouleraient finalement pas comme prévu.

 

1 Site Internet de la RAND Corporation: www.rand.org/