L'esclavage moderne: le point sur notre approche de dialogue

Andrea Astone, BMO Global Asset Management

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Les entreprises qui prennent des mesures énergiques pour lutter contre l’esclavage moderne sont plus solides dans la durée.

Dans notre dernier numéro de Point de vue sur l’esclavage moderne1, nous avions souligné qu’en tant qu’investisseurs de long terme, nous encourageons les entreprises, en particulier celles des secteurs à haut risque, à identifier et à maîtriser les risques liés à l’esclavage moderne. Nous estimons que les entreprises qui prennent des mesures énergiques pour lutter contre l’esclavage moderne sont plus solides dans la durée et moins susceptibles de souffrir de préjudices financiers et d’atteinte à leur réputation.

Notre dialogue avec les sociétés en 2018 avait mis l'accent sur les entreprises tenues de publier des déclarations sur l’esclavage moderne conformément au Modern Slavery Act 2015, une loi britannique de référence sur l’esclavage moderne. Depuis l’introduction de cette loi, la législation sur l’esclavage moderne a progressé dans un certain nombre de pays, dont l’Australie, le Canada, la France et les Pays-Bas. La pandémie de COVID-19 a mis en évidence l’importance de la législation relative à l’esclavage moderne: en temps de crise, les victimes de ce fléau sont davantage exposées au risque d’exploitation, la vulnérabilité face à l’esclavage augmente et les initiatives prises par les gouvernements perdent de leur efficacité2. Dans ce contexte, les entreprises sont davantage confrontées aux risques d’esclavage moderne, en particulier au sein de leurs chaînes d’approvisionnement.

COVID-19 – Faire des droits de l’homme la priorité
La collaboration internationale est sans conteste un facteur déterminant pour surmonter la crise du COVID-19, une crise qui doit être reconnue non seulement comme une urgence de santé publique, mais aussi comme une crise des droits de l’homme aux répercussions dramatiques.
Parmi les conséquences de cette crise, nous tenions à en souligner une tout particulièrement : les entreprises de certains secteurs, notamment celui des équipements et fournitures de soins de santé, ont été contraintes d’embaucher rapidement des travailleurs pour faire face à la montée en flèche de la demande, une situation susceptible d’aggraver les risques d’esclavage moderne. A titre d'exemple, nous nous sommes rapprochés de Top Glove, un fabricant de gants en caoutchouc basé en Malaisie (un pays où les risques d’esclavage moderne sont relativement élevés) et qui a eu besoin d’au moins un millier de travailleurs supplémentaires. Les entreprises des secteurs soumis à des pressions importantes sont confrontées non seulement à des risques plus élevés d’esclavage moderne, mais aussi à des risques sanitaires. En effet, leurs travailleurs sont plus susceptibles de contracter le COVID-19 dans un contexte où les règles de distanciation sociale sont difficiles à respecter. Nous sommes intimement convaincus que les pratiques visant à améliorer le bien-être des employés et à réduire les risques de transmission du COVID-19 favorisent la continuité des activités, mais aussi qu’elles limitent les risques de réputation et de perte de confiance des consommateurs.

 

En avril 2020, le gouvernement britannique a publié des recommandations pour encourager le signalement des cas d’esclavage moderne pendant la pandémie de COVID-19, selon lesquelles: …il est essentiel que les entreprises poursuivent leurs efforts pour identifier et traiter les risques d’esclavage moderne dans leurs activités et leurs chaînes d’approvisionnement3.

 

Législation relative à l’esclavage moderne – les principales évolutions

Le Modern Slavery Act de 2015, la loi britannique sur l’esclavage moderne, reste l’un des textes législatifs les plus ambitieux au monde en matière d’esclavage moderne et il a sans aucun doute contribué à renforcer le devoir de vigilance sur les risques d’esclavage moderne dans les chaînes d’approvisionnement. Pourtant un rapport indépendant portant sur cette loi, publié en mai 20194, a révélé qu’un certain nombre d’entreprises considéraient leurs obligations comme un simple exercice consistant à cocher des cases, et qu’environ 40% des entreprises concernées ne respectaient pas la législation. Cette étude a également souligné qu’aucune sanction n’avait été prise jusqu’à présent à l’encontre des entreprises qui ne respectaient pas la loi, ce qui suscite de sérieux doutes quant à l’efficacité de cette dernière. Ce rapport a donné lieu à 80 recommandations parmi lesquelles certaines visent directement à renforcer le respect de cette réglementation, comme la mise en place de sanctions pécuniaires et la révocation des administrateurs.

Dans une réponse très détaillée à ce rapport, le gouvernement britannique a fait part de son intention de «procéder à des consultations afin d’étudier les différentes solutions de mise en application et de fixer un calendrier raisonnable pour que la législation soit respectée»5. La question de savoir comment réagir en cas de non-respect de ces règles a été traitée, avec force, par la législation relative à l’esclavage moderne dans d’autres pays:

 

Autrement dit, la législation relative à l’esclavage moderne continue de progresser partout dans le monde. Les entreprises, en particulier les grandes multinationales, s’exposent à de lourdes conséquences si elles n’identifient pas les risques liés à l’esclavage moderne, si elles n’y remédient pas et si elles omettent d’en rendre compte. L’engagement dans la lutte contre l’esclavage moderne revêt donc une importance croissante.

Dans le cadre de notre engagement, nous avons cherché à identifier les cas de mises en œuvre de bonnes pratiques par les entreprises «à haut risque»

En 2019 et au premier trimestre 2020, nous avons organisé 66 entretiens avec 32 entreprises ayant précisément pour thème l’esclavage moderne. Nous nous sommes plus particulièrement intéressés aux entreprises à risque relativement élevé dans les secteurs de l’habillement, de l’automobile et des technologies de l’information et de la communication. Selon nous, ces entreprises feront l’objet d’une surveillance accrue de la part de leurs parties prenantes en raison d’une prise de conscience de plus en plus importante de la problématique de l’esclavage moderne dans les chaînes d’approvisionnement. Ceci est d’autant plus vrai que certaines d’entre elles verront un renforcement de leurs obligations réglementaires.

Nous nous sommes appuyés sur les recherches de KnowTheChain, un outil destiné aux entreprises et aux investisseurs désireux de comprendre et de traiter les risques liés à l’esclavage moderne dans leurs activités directes et dans les chaînes d’approvisionnement mondiales.

Nous avons ainsi identifié les lacunes et les nouvelles pratiques des entreprises dans leurs déclarations sur l’esclavage moderne (ou leurs équivalents). Pour ce qui est du fond, nous pensons que toutes les entreprises, indépendamment de leur localisation géographique, devraient se pencher sur les six domaines suivants mentionnés dans le Modern Slavery Act 20156 britannique:

  • Organisation et chaînes d’approvisionnement
  • Politiques en matière d’esclavage et de traite des êtres humains
  • Procédures de diligence raisonnable en matière d’esclavage et de traite des êtres humains
  • Évaluation et gestion des risques
  • Mesures concrètes prises pour lutter contre l’esclavage moderne
  • Formation sur l’esclavage moderne et la traite des êtres humains

Notre engagement et nos recherches nous ont permis de constater que les entreprises qui font preuve de transparence dans tous ces domaines ont tendance à mener des politiques plus rigoureuses pour lutter contre l’esclavage moderne.

La transparence de la chaîne d’approvisionnement favorise la responsabilité des entreprises et renforce les mesures liées au devoir de vigilance en matière de droits de l’homme.

Pour toute entreprise qui cherche à limiter les risques d’esclavage moderne, le devoir de vigilance sur la chaîne d’approvisionnement est une étape essentielle, sur le chemin de la transparence de la chaîne d’approvisionnement. Nous pensons que la transparence renforce la vigilance et démontre la volonté d’une entreprise de répondre de toute violation des droits de l’homme dans sa chaîne d’approvisionnement. Qui plus est, cette transparence peut contribuer à améliorer la réputation d’une entreprise.

Ainsi, H&M est parvenu à améliorer la transparence de sa chaîne d’approvisionnement au cours des dernières années. Elle est l’une de seulement 22 entreprises (en novembre 2019) qui se sont pleinement conformées ou se sont engagées à se conformer au Pacte pour la transparence (Transparency Pledge), qui exige des entreprises du secteur de l’habillement qu’elles publient des informations normalisées sur les usines de leurs fournisseurs. H&M dévoile les noms et les lieux, en plus d’autres informations, sur les usines qui fabriquent les produits de sa marque. L’entreprise est même allée plus loin en divulguant les noms et les emplacements de 300 usines qui fournissent des tissus et des fils à ses fournisseurs7. Il faut souligner que les entreprises qui fabriquent des biens plus onéreux ne sont pas nécessairement plus transparentes: ainsi, Armani et Ralph Lauren sont des exemples de marques de luxe qui n’ont pas encore divulgué publiquement d’informations sur leur chaîne d’approvisionnement.

La lutte contre les risques d’esclavage moderne chez les petits sous-traitants n’est pas encore une pratique courante

Bien que de nombreuses grandes entreprises aient amélioré leur compréhension de l’exposition de leurs fournisseurs principaux (les entreprises qui leur fournissent directement des pièces et des matériaux) aux risques d’esclavage moderne, très peu d’entreprises surveillent les pratiques de leurs fournisseurs de deuxième rang, qui fournissent leurs fournisseurs principaux. Si les entreprises ne procèdent pas elles-mêmes à un audit de leurs fournisseurs de second rang, nous les encourageons à imposer en amont le respect des pratiques de travail chez leurs fournisseurs de rang plus éloignés en exigeant, au minimum, de leurs fournisseurs principaux qu’ils incluent dans leurs propres contrats des clauses de RSE (responsabilité sociale des entreprises) couvrant les questions ESG. À cet égard, nous considérons la position de la Responsible Business Alliance (RBA) comme très encourageante:

Les membres de la RBA doivent considérer le Code comme une initiative portant sur l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement, ce qui signifie que ses membres doivent au minimum exiger de leurs fournisseurs de rang suivant qu’ils reconnaissent et appliquent le Code8.

 

La Responsible Business Alliance

Selon nous, ce concept devrait dans l’idéal être adopté par toutes les entreprises, quel que soit leur secteur d’activité.

La transparence de la chaîne d’approvisionnement doit s’accompagner d’un audit rigoureux

L’audit de la chaîne d’approvisionnement est un domaine qui évolue rapidement. Idéalement, les entreprises devraient publier chaque année le nombre d’audits réalisés tenant compte de facteurs de développement durable, et les mesures prises dans le cas où des points d’amélioration auraient été identifiés. Ainsi, grâce à notre engagement, nous avons appris qu’un prestataire de services externe avait réalisé des audits de développement durable sur site chez 947 fournisseurs de Volkswagen en 2018, et que dans 551 cas, les résultats de ces audits avaient donné lieu à un plan d’action. Certaines entreprises, comme ASOS, vont plus loin et ont signalé des situations avérées d’esclavage moderne: «Nous avons découvert dans notre chaîne d’approvisionnement chinoise un cas de travail d’enfants au cours de la période couverte par le présent rapport [avril 2019 - janvier 2020]. En collaboration avec notre partenaire local CCR CSR, nous avons appliqué notre politique habituelle relative au travail des enfants et aux mesures correctives à prendre»9. Ce niveau de transparence est, à notre avis, exemplaire et montre que la vigilance de l’entreprise en matière d’esclavage moderne est rigoureuse et efficace.

Lorsque les entreprises sont confrontées à des risques accrus d’esclavage moderne, la transparence est un élément déterminant.

  • Les changements de modèle économique peuvent imposer un renforcement du devoir de vigilance

Nos échanges avec les constructeurs automobiles ont montré à quel point la hausse de la demande de véhicules électriques, qui dépendent du cobalt utilisé dans leurs batteries, engendre une augmentation des risques, qu’il s’agisse de risques opérationnels, réglementaires ou de réputation. Plus de la moitié de l’approvisionnement mondial en cobalt provient de la République démocratique du Congo, un pays dont le degré de vulnérabilité face à l’esclavage moderne est extrêmement élevé dans le Global Slavery Index de 201810. Les mines de cobalt sont le théâtre de violations graves et systématiques des droits de l’homme, telles que le travail des enfants, l’exposition à des risques sanitaires liés à des niveaux élevés de métaux toxiques et l’absence des équipements de sécurité les plus élémentaires à l’intérieur et autour des mines11.

Dans un tel contexte, les entreprises dont les produits contiennent du cobalt se doivent d’être aussi transparentes que possible sur les mesures qu’elles prennent pour gérer et limiter les risques associés à l’approvisionnement en cobalt. Il est encourageant de constater que de nombreux grands constructeurs automobiles, comme Ford et General Motors, sont membres de la Responsible Minerals Initiative (RMI). Cette organisation fournit aux entreprises des ressources et des outils d’aide à la décision en matière d’approvisionnement qui renforcent le respect de la réglementation et favorisent un approvisionnement responsable dans les zones touchées par des conflits et à haut risque. Umicore, un groupe mondial de technologie et de recyclage des matériaux, est une entreprise productrice de matériaux pour batteries rechargeables qui fournit des rapports exemplaires sur son approvisionnement en cobalt. Umicore a été la première entreprise au monde à introduire un Cadre d’achat responsable pour le cobalt et à obtenir que son approche en matière d’approvisionnement éthique en cobalt soit validée par un organisme externe12.

Plus généralement, quel que soit le secteur, il est important pour les entreprises de procéder à une évaluation des risques, en tenant compte du type de produit et du lieu de production, afin d’identifier les zones de leur chaîne d’approvisionnement qui présentent un risque élevé du point de vue de l’esclavage moderne. La priorité devrait alors être donnée aux mesures visant à limiter les risques d’esclavage moderne dans ces zones.

Beaucoup d’entreprises ne divulguent encore que peu d’informations sur la manière dont elles identifient et gèrent les risques liés à l’esclavage moderne

Nous avons relevé de nombreux exemples d’entreprises qui ont amélioré leur politique d’identification et de gestion des risques d’esclavage moderne, et qui ont fait part de leurs principales avancées en la matière. Néanmoins, nous sommes tout à fait conscients qu’un fossé se creuse entre les leaders et les retardataires. Il est regrettable qu’un nombre considérable d’entreprises ne fournisse pas ou très peu d’informations sur la manière dont leur politique en matière d’esclavage moderne se traduit en actions concrètes.

Ceci est particulièrement préoccupant lorsqu’il s’agit d’entreprises qui opèrent directement ou qui ont des chaînes d’approvisionnement dans des pays ou des régions où l’esclavage moderne est particulièrement répandu, et qu’elles divulguent peu d’informations sur les mesures qu’elles prennent pour lutter contre. Par exemple, l’Asie-Pacifique est une plaque tournante de l’industrie manufacturière mondiale. Il s’agit aussi de la région où la prévalence de l’esclavage moderne est la deuxième plus élevée au monde13; par conséquent, les entreprises doivent y faire preuve de la plus grande vigilance en matière de droits de l’homme et d’esclavage moderne. Malheureusement, la transparence n’étant pas une priorité majeure, il est souvent difficile pour les parties prenantes d’évaluer les pratiques de travail des entreprises implantées dans cette région.

Notre engagement auprès d’Anta Sports, une entreprise de vêtements de sport dont le siège social est en Chine, illustre ce problème : nous avons encouragé l’entreprise à rendre publiques ses pratiques en matière de travail des enfants et de travail forcé, car nous ne trouvions que très peu d’informations disponibles à ce sujet. Nous continuerons à inciter les entreprises dont le siège social se trouve en Asie-Pacifique à adopter des pratiques de travail responsables, dans la mesure où nous estimons qu’elles sont toujours confrontées à des risques élevés d’esclavage moderne.

 

Ultimes réflexions

Notre engagement auprès des entreprises, la diffusion de la législation relative à l’esclavage moderne et l’impact disproportionné du COVID-19 sur les communautés vulnérables sont autant de facteurs qui renforcent notre conviction que les entreprises ne peuvent se permettre d’ignorer l’esclavage moderne. Nous exhortons les entreprises à être aussi transparentes que possible sur la manière dont elles identifient et surtout abordent de manière proactive les risques d’esclavage moderne dans leurs propres opérations et dans leurs chaînes d’approvisionnement.

En tant qu’investisseurs, nous accordons une attention particulière aux entreprises à haut risque. Néanmoins nous sommes conscients que toutes les entreprises sont potentiellement exposées, à un degré plus ou moins élevé, aux risques financiers, opérationnels, réglementaires et de réputation liés à l’esclavage moderne en raison de son omniprésence. L’esclavage moderne doit être plus largement reconnu non seulement parce qu’il s’agit d’une tragédie humaine, mais aussi parce qu’il constitue un risque commercial important.

Étapes suivantes

À l’avenir, nous nous engagerons auprès des entreprises sur la question de l’esclavage moderne sur une base ad hoc et dans le cadre de l’initiative Find It, Fix It, Prevent It de la CCLA, en nous concentrant sur les entreprises qui relèveront du champ d’application de la nouvelle législation. Au cours de la pandémie de COVID-19, les industries fortement tributaires de leur main-d’œuvre et celles en contact direct avec leur clientèle ont fait l’objet de critiques pour ne pas avoir pris de mesures pour protéger la santé de leurs travailleurs et ne pas avoir payé des salaires équitables, nous en sommes parfaitement conscients. Nous nous pencherons donc sur la problématique plus large des pratiques de travail responsables en plus de nos travaux sur l’esclavage moderne.

 

Les idées et opinions sont celles de BMO Global Asset Management et ne doivent pas être considérées comme une recommandation ou une sollicitation d’achat ou de vente de toute entreprise éventuellement mentionnée.

Les informations, opinions, estimations ou prévisions contenues dans le présent document ont été obtenues auprès de sources jugées fiables et peuvent être modifiées à tout moment.

 

1 https://www.bmogam.com/gb-en/intermediary/ news-and-insights/esg-viewpoint-modern- slavery//
2  https://delta87.org/2020/03/impact-covid-19- modern-slavery/
6 https://corporate-responsibility.org/wp-content/uploads/2017/06/Core_RecommendedcontentFINAL-1.pdf
10 https://www.globalslaveryindex.org/2018/data/country-data/congo-democratic-republic/ NB. La République démocratique du Congo a un score de 91,72/100
12https://www.umicore.com/en/cases/sustainable-procurement-framework-for-cobalt/
13 https://www.globalslaveryindex.org/2018/findings/regional-analysis/asia-and-the-pacific/