Le mystère du triptyque japonais

Wilfrid Galand, Montpensier Finance

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La faiblesse du yen met les marchés sous pression, alors que les Abenomics paraissent donner l’élan économique voulu depuis longtemps.

Depuis plus de trente ans, le Japon est une énigme pour la quasi-totalité des investisseurs internationaux. La lente implosion de la bulle immobilière des années 1980, le déclin démographique, la rivalité-dépendance avec la Chine et les fluctuations du yen, ont créé autour du pays un voile de mystère, encore renforcé par les fortes fluctuations des marchés financiers du pays, parfois à rebours des tendances mondiales.

Echaudés par les nombreuses «portes de saloon» qui ont inévitablement jalonné la vie des aventureux tentés d’investir dans les sociétés cotées de l’Archipel, nous sommes nombreux à avoir décidé de nous tenir à l’écart malgré l’intérêt suscité par les avancées technologiques spectaculaires et le savoir-faire industriel indéniable de nombre d’entreprises du pays.

Pourtant, le Japon bouge. Vingt-trois ans après le premier assouplissement quantitatif monétaire de l’ère moderne et dix ans après le début des Abenomics, cette combinaison imitée depuis d’une politique budgétaire agressive et d’une politique monétaire très accommodante venant en soutien, il intrigue toujours mais attire désormais l’attention.

Alors que la récession menace toutes les zones géographiques, le premier volet du triptyque japonais, l’économie, montre une étonnante résistance. Tandis que notre indicateur MMS Montpensier Market Scan de Momentum économique mondial, à 37, reste nettement en territoire récessif, l’indicateur japonais, à 52, signale toujours une bonne dynamique.

Les Etats-Unis décélèrent, l’Europe vacille sous les coups de butoir de l’énergie, la Chine s’inquiète de son immobilier et des conséquences du zéro-COVID, et pendant ce temps, le Japon devient le bon élève de la croissance mondiale !

Les autorités budgétaires japonaises, soucieuses de maintenir cette tendance encourageante dans un pays longtemps vilipendé pour une croissance atone, ont décidé de mettre en place des plans de soutiens très agressifs face aux turbulences mondiales. C’est le deuxième volet du triptyque. Avec la dernière annonce, le 28 octobre, d’un fonds d’aide aux ménages de 29’100 milliards de yens, soit 200 milliards d’euros, ce sont près de 250 milliards d’euros de dépenses non initialement prévues au budget qui ont été annoncés depuis le début de l’année et vont être dépensés pour aider les ménages et les entreprises à faire face, entre autres, à la montée des prix de l’énergie.

Cette politique budgétaire très expansionniste, dans la droite ligne des Abenomics, fait peser une menace à moyen terme sur la croissance potentielle du pays, menacé par une explosion de ses coûts de financement en cas de remontée des taux d’intérêt. A fin septembre 2022, la dette publique japonaise représentait en effet près de 9000 milliards de dollars, soit deux fois son PIB annuel, un record et de loin parmi les économies du G20. Elle est financée par la Banque du Japon, qui détient désormais dans son bilan la moitié des obligations d’Etat et maintient un contrôle strict du niveau des taux d’intérêt, à court comme à moyen et long terme. Ainsi même si le taux à 10 ans est redevenu positif depuis août 2021, il plafonne sous les 0,25%, bien loin des 4% américains ou même des 2% allemands.

C’est bien ce troisième volet du triptyque, le volet monétaire, qui inquiète le plus. D’abord la bonne nouvelle : après des années de quasi-déflation, l’inflation semble revenue, à un niveau modeste. Les derniers chiffres montrent une progression des prix annualisées en octobre autour de 3% en moyenne et même 3,5% dans la région de Tokyo. C’était le premier objectif des Abenomics, casser la spirale déflationniste du pays. Mission accomplie, du moins pour l’instant.

Mais deux points restent très problématiques et menacent à court terme la stabilité financière de l’Archipel, ce qui ne peut laisser les investisseurs internationaux indifférents compte tenu du poids économique du pays dans le monde et des nombreuses interconnexions du système financier japonais.

Le premier est l’engagement régulièrement répété des officiels monétaires japonais de poursuivre leurs programmes de rachats d’actifs et de contrôle de la courbe des taux, «quoiqu’il en coûte».

Même si l’inflation reste contenue à ce stade, la conjonction d’une hausse des prix notable – en tout cas supérieure aux 2% qui restent la cible de la BCE et de la Fed - et d’une croissance honorable, ne justifie plus le maintien d’une politique volontariste d’achat de titres de dettes sur le marché. Le risque d’une explosion soudaine de l’inflation en raison de l’entêtement de la BoJ n’est pas totalement à écarter, même si les salaires japonais demeurent contenus. En outre, la diminution prolongée de la disponibilité des titres de dettes hors du bilan de la banque centrale, rend la liquidité de plus en plus faible sur le marché, accroissant le risque d’un accident financier.

Le second est l’incapacité des autorités à stabiliser le yen. A 115 yen pour un dollar début mars 2022, il y a à peine huit mois, la devise japonaise a atteint 150 yen pour un dollar le 19 octobre dernier. Il faut remonter 32 ans en arrière, en 1990, pour trouver trace d’une telle faiblesse. L’effet immédiat est évident et bien connu : la pression sur les importations, en particulier énergétique, est considérable et renforce l’inflation. A plus long terme, cette glissade rend potentiellement plus difficile le financement de l’économie japonaise par des investisseurs étrangers, mais pour le moment ce souci n’est pas aigu car la BoJ veille toujours.

Mais le fait que, malgré des interventions à coups de 50 milliards de dollars sur le marché des changes, cette dernière ne parvienne toujours pas à calmer la spéculation à la baisse, renforce la probabilité pour la banque centrale comme pour le Trésor de devoir accélérer les ventes d’actifs libellés en dollars et en autres devises étrangères pour soutenir le yen. Au risque de renforcer encore la défiance envers la monnaie et d’alimenter la volatilité sur les marchés internationaux, en particulier le marché obligataire américain.