La volatilité revient sur les marchés des changes

Muriel Aboud Schirmann, Indosuez Wealth Management

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Le retour de la prime de risque souveraine et des divergences monétaires?

Après une période post Covid caractérisée par des fourchettes de négociation étroites, la volatilité a fait son grand retour sur le marché des changes. Durant l’année 2022, la hausse du dollar, les divergences de politiques monétaires,  l’intervention  des Japonais pour soutenir le yen ou de la Banque d’Angleterre pour rassurer les marchés financiers en automne, ainsi que le retour de la prime de risque souveraine, ont accentué les tensions. Plus récemment les anticipations du marché concernant le «pivot» de la Réserve Fédérale américaine, la baisse du prix du gaz naturel à son plus bas depuis l’invasion de l’Ukraine et l’optimisme des marchés quant aux perspectives de la réouverture de la Chine ont contribué à une baisse du dollar de plus de 10% depuis le mois de novembre.

Longtemps contesté, le concept de dédollarisation est-il en train de devenir réalité?

Si le billet vert domine les échanges internationaux depuis les accords de Bretton Woods en 1944, la dédollarisation n’est pas une notion récente. Un rapport publié par le FMI en mars 2022 montre que, même si depuis plusieurs décennies l’économie américaine représente une part décroissante de la production mondiale, le dollar joue toujours un rôle important dans le commerce international. Ainsi, selon la Banque des règlements internationaux (BRI), 88% des opérations de change portent sur le dollar américain. D’autre part, la diversification des réserves de change allouées des banques centrales a déjà débuté il y a plusieurs années. Depuis le lancement de l’euro en 1999, la part du dollar est passée de 71 à 59% à mi-2022, au profit d’autres devises – tels le dollar australien, le dollar canadien, le renminbi chinois – ou de l’or.

Avec environ un quart de la population mondiale sous sanctions américaines, il n’est pas surprenant que la dédollarisation s’intensifie. Peu après l’invasion de l’Ukraine en février, l’Occident a gelé 300 milliards de dollars de réserves de change de la banque centrale de Russie. Ces sanctions ont fait prendre conscience à d’autres pays émergents du risque qu’il y a à dépendre fortement du dollar et ont suscité des doutes quant au rôle du billet vert comme monnaie de réserve.

Pour la Russie, la dédollarisation avait déjà commencé en 2014, après l’annexion de la Crimée. Les sanctions qui ont suivi ont considérablement restreint la capacité du pays à lever des capitaux sur les marchés financiers, ce qui a contraint la Russie à réduire ses avoirs en dollars afin d’augmenter son exposition aux actifs alternatifs, tel l’or.

Il en a résulté une onde de choc pour les investisseurs internationaux, qui doivent désormais intégrer un filtre de risque pays beaucoup plus important dans leurs choix d’allocation, et ne plus considérer une devise ou les réserves d’une banque centrale comme un actif liquide et mobilisable. Cela a pour effet d’accélérer la tendance préexistante des pays émergents à négocier dans leurs devises sans passer par le dollar, non seulement pour échapper à des sanctions extraterritoriales, mais aussi pour réduire leur dépendance au billet vert et la nécessité de constituer des réserves. C’est notamment le cas de la Chine, qui souhaite dorénavant acheter son pétrole en renminbi auprès de l’Arabie Saoudite.

Le retour du risque souverain vers l’Europe?

Les phases de hausse des taux américains sont généralement associées à des sorties de capitaux des pays émergents. C’est l’occasion pour les investisseurs de refaire le point sur les fragilités structurelles de certains pays émergents, qui bénéficient des phases d’accélération de la croissance mondiale, mais sont les premiers à souffrir des retraits de capitaux internationaux. La normalisation monétaire a généralement pour effet de placer les banques centrales de certains pays émergents dans un dilemme entre le soutien à la devise, les objectifs économiques nationaux et le maintien de la liberté de circulation des capitaux nécessaire pour accéder aux financements. C’est le célèbre triangle d’incompatibilité de Mundell-Fleming, conceptualisé en 1963. Si l’on ajoute à cette équation le risque de pression gouvernementale sur la banque centrale (comme c’est le cas en Turquie), la situation peut devenir rapidement ingérable; le marché le comprend et sanctionne la devise face à un risque d’inflation galopante.

2022 a marqué le retour soudain de ce type de dilemme dans les pays développés, nous rapprochant dans plusieurs cas des crises de change. La livre sterling a ainsi fortement souffert du dilemme de politique monétaire entraîné par la stagflation, que le plan fiscal non soutenable de Liz Truss a amplifiée; la sanction du marché a été immédiate et a contribué à la chute du gouvernement en quarante-cinq jours, trente ans après les attaques spéculatives contre les devises fragiles du système monétaire européen (SME).

Vers un modèle à plusieurs zones devises?

La force du dollar est le coupable idéal de la déstabilisation des politiques monétaires et du change. Mais si nous passions d’un modèle dominé par le dollar à un monde multipolaire en termes de devises – ce que suggère clairement la tendance actuelle des échanges (mais pas encore celle des réserves de change) –, ce monde serait-il plus stable pour autant?

Si la comparaison avec le passé n’a sans doute aucun pouvoir prédictif, elle présente une valeur pédagogique. Le monde de l’entre-deux-guerres était précisément celui d’une coexistence de zones devises (zones dollar, franc suisse et livre sterling), à mi-chemin entre la survie des empires coloniaux et l’essor du dollar, tandis que la perte de la convertibilité-or rendait indispensable cet arrimage. Ce monde était marqué par une forte instabilité, mais celle-ci résultait en réalité de la Grande Dépression et n’était pas nécessairement liée à un modèle monétaire tripolaire.

Revenons au présent. Si nous entrions dans un tel modèle, nous substituerions vraisemblablement un risque à un autre. Le principal risque du nouveau modèle serait le manque de coordination des politiques monétaires, des politiques de réserves moins globales et plus régionales.

La principale conséquence négative serait probablement la fin du «privilège exorbitant du dollar» (Barry Eichengreen), qui entraînerait sans doute une perte de valeur du dollar et un renchérissement du financement des déficits jumeaux.