L’exception conjoncturelle helvétique est-elle durable?

Jean-Christophe Rochat, Banque Heritage

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La polycrise a des impacts multiples et complexes.

Depuis des décennies, l’économie helvétique attire les convoitises. En 2022, le PIB devrait augmenter d’environ 2% malgré des vents contraires. Et en 2023, il devrait «en principe» mieux résister que la plupart des pays européens, c’est-à-dire frôler la stagnation mais éviter la récession. Des instituts de prévision, comme le KOF, maintiennent un pronostic de +1% de croissance pour l’année prochaine.

Au T3, les indicateurs du KOF ont commencé à faiblir

Source: KOF Swiss Economic Institute

Or la conjoncture se dégrade au sein du pays. L’élan dû aux mesures de support liées au COVID-19 touche à sa fin et la crise énergétique pèse sur l'économie. Ainsi, l’industrie manufacturière enregistre une quatrième baisse consécutive en octobre. Il est difficile d’anticiper une embellie face à la faiblesse de la demande extérieure des grands marchés comme la Chine et l’Europe. Le secteur de la construction semble de son côté résister, avec des carnets de commande bien remplis. Mais la hausse des taux d’intérêt, bien que modérée par rapport à d’autres pays, devrait toutefois refroidir le secteur à moyen terme, même si la probabilité que le secteur plonge dans une crise profonde reste faible, contrairement à certains pays scandinaves ou anglo-saxons. Le climat des affaires se ternit également dans les services financiers et d'assurance, le commerce de gros, ainsi que dans le commerce de détail. A l’inverse, la consommation domestique devrait rester le pilier de la conjoncture en dépit du recul des revenus réels, et elle pourra être soutenue par une nouvelle baisse du taux d’épargne.

L’inflation a donc refait surface! Ce changement contraste avec les tensions désinflationnistes persistantes qui ont caractérisées les trois dernières décennies. Supérieure à l’objectif de la BNS, elle ne devrait guère dépasser 3% en rythme annualisé. La Banque Nationale Suisse a toutefois dû réviser à la hausse et prolonger la durée de l’épisode inflationniste. Son président Thomas Jordan estime que le resserrement de la politique monétaire et la fermeté du franc contiendront le dérapage des prix.

Prévisions d’inflation, septembre 2022


 

La BNS évoque également l’inertie de la réponse des salaires. En 2021, ils n’avaient pas suivi l’accélération du renchérissement et ne devraient progresser que d’environ 2% cette année et de moins de 3% l’an prochain. Si les salaires réels ne reculent pas, il n’y a pas pour autant de signes de spirale des salaires!

La polycrise a des impacts multiples et complexes

Le monde a énormément changé ces dernières années. La Suisse fait face à un ensemble complexe de crises entremêlées et interdépendantes. Elles sont notamment sanitaire, géopolitique, économique et financière. La bonne santé des finances publiques de la Confédération (déficit et endettement), sa neutralité et l’adaptativité de ses entreprises la rend moins vulnérable que bien d’autres pays.

On aurait envie de rajouter à ces atouts la fiabilité de sa politique monétaire. Pourtant la BNS vient de subir des pertes financières abyssales, de plus de 140 milliards au 30 septembre. Ce gouffre entame sérieusement ses fonds propres et compromet le versement des dividendes aux cantons (CHF 6 milliards en 2021). Le gonflement de son bilan passait inaperçu tant qu’il se traduisait en gains financiers virtuels (non-réalisés) et permettait d’atténuer le renforcement de la devise. Les corrections boursières de 2022 ont malheureusement eu un effet boomerang. Au-delà des problématiques réglementaires/comptables, le président Jordan devra prendre de difficiles décisions d’investissement; sans parler de la pression politique. La marge de manœuvre et la crédibilité de la BNS dépendront de l’évolution des marchés internationaux.

Le magical thinking, déni de réalisme largement partagé

Le biais de récence des individus et de nos dirigeants est un processus puissant. Ainsi, la doctrine économico-financière des dix dernières années a fini par considérer que le surendettement, l’assouplissement quantitatif (hausse du bilan des banques centrales) et les taux d’intérêt … négatifs se justifiaient dans un monde sans inflation. C’est ce que les anglo-saxons appellent le magical thinking.  Chez les investisseurs privés, il s’est traduit par l’idée que l’endettement - sur marge - auprès de son broker était le filon pour s’enrichir sur les marchés des actions qui au final ne pouvait que monter. Faut-il blâmer la BNS d’avoir adhéré à ce courant de pensée? Probablement pas. Ce qui est plus contestable, c’est la taille hallucinante de son bilan à l’échelle du pays (et donc des risques implicites).


 

Gageons que la BNS résoudra l’équation complexe qu’elle affronte. Dans l’intervalle, au quartier général de la BNS, on prie pour que les marchés remontent (vite)…  

  • Les grands fondamentaux du pays militent pour une poursuite de l’exception conjoncturelle en 2023
  • Mais l’audace de la BNS est devenue le tendon d’Achille du pays
  • La tendance du franc sur le marché des changes dépendra, plus que d’habitude, de la tenue des places financières internationales
  • Une volatilité indésirable du franc compliquerait la politique monétaire de la BNS et fragiliserait la conjoncture