Evergrande ou le traitement émotionnel de l’information

Tristan Abet, Marigny Capital

2 minutes de lecture

BNP Paribas a 3'000 milliards de dettes et alors?

Nous vivons dans une société de l’information et notre secteur n’y échappe pas. Les nouvelles pleuvent tous les jours sur les marchés financiers et chaque acteur essaie de se raccrocher à celles qui lui paraissent être les plus pertinentes. Le jeu principal des commentateurs est de rationaliser le comportement des marchés financiers. Il y a des réflexes quasiment pavloviens consistant à utiliser les usual suspects pour justifier pourquoi un jour la bourse monte et pourquoi un autre jour la bourse baisse. Les jours de hausse, on entendra des mots comme «bonnes nouvelles économiques, bonnes publications de résultats ou encore, perspectives de baisse des taux». Et les jours de baisse, ce seront des mots comme «craintes sur la croissance mondiale, risque géopolitique ou hausse des taux/inflation».

Quand le commentaire de commentaire remplace l'analyse

Évidemment, tout cela n’est pas très sérieux mais il faut bien occuper le terrain. Les journalistes ne pourraient pas se permettre de dire «les actions sont volatiles, 15% de volatilité annuelle correspond à des variations moyennes de 0.9% par jour donc si les marchés montent ou baissent de 0.9% chaque jour, il n’y a rien d’autre à dire que l’on est face à un pur bruit statistique».

L’affaire Evergrande est à mentionner du point de vue du traitement de l’information car elle révèle le caractère moutonnier des experts du commentaire. Elle montre à quel point il y a peu d’analyse dans notre secteur mais beaucoup de commentaires sur les commentaires des autres.

On a pu lire un peu partout qu’Evergrande allait être le Lehman Brothers asiatique, que ses 300 milliards de dollars de dettes avaient le potentiel de faire dérailler l’économie chinoise et par extension, l’économie mondiale.

Nous n’avons pas réussi à identifier qui en premier a étiqueté Evergrande de «la société aux 300 milliards de dettes» mais le fait est que ce titre racoleur/vendeur a été repris par tout le monde. Or, la réalité est que cette appellation est malhonnête. Voici le bilan d’Evergrande au 30 Juin 2021 converti en dollars américains.

Bilan au 30 Juin 2021 en milliards de dollars

Actif immobilisé

66

Fonds propres

64

dont immobilier

40

   

Actif circulant

302

Dettes

305

dont stocks

221

dont dettes financières

89

dont cash et équivalents

14

dont dettes fournisseurs

103

Total Actif

368

Total Passif

368

Source: rapport semi-annuel Evergrande disponible ici: https://doc.irasia.com/listco/hk/evergrande/interim/2021/intrep.pdf

Le total bilan est de 368 milliards de dollars. Il y a dedans 89 milliards de dettes financières et 14 milliards de cash & équivalents à l’actif soit une dette financière nette de 75 milliards de dollars. Si l’on rapporte ce montant au fonds propres, on obtient un ratio d’endettement de 117% soit un ratio inférieur à celui de Veolia Environnement, Sodexo ou Carrefour.

Si l’on regarde les engagements, c’est-à-dire le passif hors fonds propres, on a bien un montant de 305 milliards de dollars, mais ce chiffre ne peut être isolé ; il doit être rapporté à l’actif ou au minimum, à l’actif circulant. Sinon à ce petit jeu, il est facile de se faire peur: on pourrait dire «EDF est ses 302 milliards de dollars de dettes», «Volkswagen et ses 446 milliards de dettes» ou encore «BNP Paribas et ses 3 000 milliards de dollars de dettes»!

Plusieurs éléments à retenir
  1. Les commentateurs confondent passif, dettes financières et dettes financières nettes.
  2. Comme Lehman Brothers a son époque, Evergrande a d’abord un problème de liquidités avant d’avoir un problème de solvabilité. Bien sûr le premier peut facilement enclencher le second mais contrairement à la société Pierre & Vacances ou Air France, le promoteur chinois n’a pas de fonds propres négatifs.
  3. La nouvelle sur Evergrande est apparue quand les investisseurs étaient nerveux. Les indices actions avaient beaucoup monté, l’angoisse d’un retournement de tendance devait être alimentée. Evergrande était un candidat idéal: mélange de risque macro (ralentissement de la croissance), micro (surchauffe immobilière chinoise) et politique (règle des «trois lignes rouges» décidée par le parti). Tout était là pour satisfaire le biais de confirmation.

Nous ne connaissons toujours pas comment l’histoire Evergrande va se terminer mais le fait est que le narratif a changé, les experts traitent désormais d’autres sujets, ils ont trouvé de nouvelles obsessions. C’est une chance pour notre métier: nous avons tous une mémoire de poisson rouge. Dans une semaine nous aurons oublié ce que nous lisons aujourd’hui. C’est valable pour vous lecteur qui lisez ces quelques lignes mais dans le moment présent, cela a au moins le mérite de répondre à une curiosité, à une soif de connaissance (ce qui est tout à fait honorable).

Le dernier mot à Jean Rostand: «On se lasse de tout, sauf de connaître».