Baroud d'honneur (d’horreur?) de la Fed

Jean-Christophe Rochat, Banque Heritage

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L’histoire l’a montré à de multiples reprises, sur tous les continents: le métier de banquier central est un véritable sacerdoce.

Le plus souvent, il est considéré comme un super-banquier, un technocrate plus ou moins politisé et éloigné des réalités de la société. Rarement on l’élit au rang d’Oracle, comme P. Volker, A. Greenspan (un temps), voire M. Draghi. Il est parfois le parfait bouc-émissaire comme A. Burns, J-C Trichet, etc.

Selon toute vraisemblance, J.Powell laissera une trace dans l’histoire, mais laquelle?

Le bilan des banques centrales, outil incontournable de la politique monétaire moderne.

Jusqu’en 2008, l’approvisionnement de liquidités par la banque centrale n’était qu’un outil parmi d’autres, plutôt mineur. Mais la grande crise financière a marqué un tournant décisif. D’abord, il y eut les deux programmes successifs mis en place par le Trésor, TARF puis TARP, pour stabiliser le système financier et ralentir les saisies immobilières et autres faillites de grandes institutions. À grands coups de milliards de $, le gouvernement a acquis des preferred stocks de huit grandes banques, sauvé l’assureur AIG ainsi que GM et Chrysler. Bien que le gouvernement se soit extirpé de ces injections sans dommage majeur, la Fed a dû embrayer en lançant dans la foulée son tout premier programme d’assouplissement quantitatif, QE1.

Depuis lors, les tentatives de réduction et normalisation du bilan de la Fed ont été vaines. Nulle raison de s’inquiéter tant que l’inflation dort. Les marchés financiers, trop friands ou addicts à la liquidité, s’y sont d’ailleurs fermement opposés. Ces derniers mois ne font pas exception. Le récent programme de sauvetage d’urgence des banques régionales - le BTFP - n’est pas sans rappeler le TARP. Par une ironie de l’histoire, ce BTFP sera-t-il aussi, dans quelques mois, le déclencheur d’une nouvelle phase d’inondation de liquidités par la Fed?

Source: FMRCo, Bloomberg, Haver Analytics, Fidelity

J. Powell n’est bien évidemment pas à l’origine de la répression financière des deux dernières décennies, des QEs et du ZIRP. Mais il les a poursuivis, dans le contexte il est vrai très compliqué et opaque de la pandémie. Sa volte-face restrictive l’an dernier n’a rien à voir avec une vision ‘’Volkerienne’’ de la politique monétaire. Il en va de la crédibilité même de la Fed. De facto, J. Powell est désormais mandaté pour agir «aussi vite que possible, mais aussi lentement que nécessaire»… Retirer de la liquidité, orchestrer le ralentissement marqué de l’activité, sans faire trop de dégâts ni aux acteurs financiers, bancaires, ni au marché de l’emploi (avant les élections de 2024). Good luck!

Powell est dans une posture difficile.
Au-delà des taux directeurs, sa gestion du bilan et de la liquidité déterminera son statut dans l’Histoire.

La «Waller-rule» va-t-elle s’imposer?

La Fed ne doit pas seulement s’occuper de la macro-économie pure. Il lui faudra aussi tenir compte des grandes manœuvres peu habituelles du Trésor américain, dans le contexte très particulier de la saga du plafond de la dette!

En ce qui concerne la partie macro-économique, en corolaire de l'assouplissement quantitatif, la Fed détient toujours à l’actif de son bilan un portefeuille de titres du Trésor et de titres hypothécaires, de plus de $8 tn. En contrepartie, on voit au passif d’une part les réserves des banques et d’autre part les Repos. À leur apogée, héritage de la pandémie, ces réserves et Repos des banques ont totalisé (au T3 2022) environ $5tn, soit près de 22% du PIB. Or, en dehors de périodes particulières, ces réserves fluctuent, avec des écarts importants et longs, autour de 10% du PIB. Selon le gouverneur de la Fed, M. Waller, elles devront continuer à se normaliser en 2023, quoiqu’il en coûte.

Une normalisation de la politique monétaire (poursuite du QT) se traduirait par une baisse des réserves bancaires – et de la liquidité – d'environ $1tn. Le rythme de cette normalisation dépendra de la Fed, de J. Powell.

La résolution du plafond de la dette se traduira par une ponction de liquidité.

Le compte courant auprès de la Fed du Treasury General Account (TGA), soit le trésor de guerre de l'administration, sert à gérer les transactions quotidiennes de l'argent public. Ces transactions comprennent les encaissements d’impôts, les droits de douane, les recettes de la dette publique, les ventes de titres et les versements du gouvernement américain.

Lorsque les liquidités quittent le TGA, les réserves des banques commerciales augmentent, et l’argent percole dans l'économie. Et inversement. On considère qu'en moyenne, un niveau d'environ $0,5tn est approprié au bon fonctionnement de cette trésorerie de l'administration. Le solde du TGA sert d'indicateur de la situation fiscale du gouvernement et de la santé globale de l'économie.

Hypertrophié lors de la pandémie, le TGA a fondu en prévision du plafond de la dette.

Pour éviter de dépasser le plafond de la dette, le Trésor a vidé le TGA ces derniers mois. Mécaniquement, le processus s’inversera lorsqu’un accord sera trouvé entre républicains et démocrates. L'agenda est serré et le chemin étroit: «Durant T2 2023, le Trésor prévoit d'emprunter 726 milliards de dollars, en supposant un solde de trésorerie de $0,55tn à fin juin. L'estimation des emprunts est supérieure de 449 milliards de dollars à celle annoncée en janvier 2023, en raison de la trésorerie du début du trimestre, des recettes plus faibles et des dépenses plus élevées que prévu.»

J. Yellen vient de tirer la sonnette d'alarme. Une cessation des paiements ne devrait pourtant pas se produire avant la fin du troisième trimestre, car le Trésor peut utiliser des subterfuges pour reporter les paiements réguliers de quelques mois.

La normalisation du TGA réduirait les réserves bancaires et la liquidité de $0,4 à $0,5tn.
Le rythme de cette ponction dépendra de la décision de l'administration Biden.

La quadrature du cercle pour Powell & CO

Les prochaines semaines seront cruciales pour nos grands argentiers. Sans même parler d’incertitude géopolitique, les options de JP sont Cornéliennes:

Raisons de rester restrictif aux T3-T4   Raisons de desserrer (rapidement)
Crédibilité de la Fed
Core CPI PCE trop élevés, emploi et salaires trop forts
Garder des munitions en cas de crises
Banques régionales
Raréfaction dangereuse de la liquidité
Signaux de marché (YC, Cond. Fin.), crainte de la déflation par la dette

On distingue en filigrane plusieurs cas de figure possibles:

  1. Dans ce scénario (quasi-idéal): Powell arriverait à rester restrictif aussi longtemps que possible, la Waller-rule se poursuivrait un temps (sans aller jusqu’au point d’équilibre théorique), il y aurait un épilogue rapide (début T3) à la saga du plafond de la dette et le Trésor ne reconstituerait que lentement son TGA. La récession serait courte, les décideurs se serraient impliqués efficacement pour garantir les dépôts / sauver les banques régionales.
  2. Dans d’autres scénarios plus défavorables: on entrerait dans une crise de la dette souveraine US, ou il y aurait effondrement des banques régionales, donc crunch du crédit et récession profonde. Le spectre de la déflation par la dette ressurgirait.

Inflation ou déflation, telle devient un peu la question.
Les probabilités du scénario A semblent supérieures, espérons-le!

Alors, Mme Lagarde et M. Powell, pile ou face?

En définitive, tout dépendra des décisions de nos grands banquiers centraux. S’il fallait parier, alors aux États-Unis ce serait pour le scénario d’une fin imminente du QT, suivie d’un pivot décidé à l’automne, en fonction de l’ampleur du ralentissement conjoncturel. Tant pis pour la résurgence de l’inflation. Le fardeau de la dette interdit d’autres scénarios.  

Une croissance nominale élevée du PIB a permis la digestion de la dette en 2022

Les États-Unis sont plus enclins que l’Europe, philosophiquement et culturellement, à favoriser les débiteurs par rapport aux créanciers. Une dévaluation compétitive du USD serait même envisageable, dès que l’inflation cyclique aura décéléré et que la réindustrialisation du pays s’enclenchera. Un Remake des années 70-80 avec une 2e jambe inflationniste ne manquerait pas de se produire à horizon 2024-25.

Le recul cyclique attendu de l’inflation aux Etats-Unis se profile.
Il pourrait tenter l’Administration américaine de reprendre ses – mauvaises – habitudes.

Conclusions d’investissement
  • À très court terme, la liquidité, tant aux États-Unis qu’en Europe, soutiendra moins les actifs risqués
  • Mais à court/moyen terme, les pays occidentaux privilégieront l’inflation au risque de déflation par la dette
  • Une telle inflexion sonnerait le glas de l’indépendance des banques centrales et des politiques économiques néo / ultra-libérales
  • Si un tel scénario s’enclenchait, agilité, vigilance et capacité à dévier des grands benchmarks seraient cruciaux pour performer dans un contexte de volatilité élevée
  • Le dollar poursuivrait sa baisse, alors que les actifs réels, les métaux précieux, certaines matières premières et le segment Value surperformeraient nettement