Retour du mercantilisme: quel impact sur les marchés obligataires?

Jean-Philippe Donge, Banque de Luxembourg Investments

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Si l’Administration Trump est à ce point déterminée à renouer, même partiellement, avec le modèle du XIXe siècle, alors il faut s’attendre à une aggravation des tensions sur les marchés obligataires en particulier.

Doctrine économique qui a connu son apogée dans les Etats-Unis du XIXe siècle, le mercantilisme revient au-devant de la scène avec le déploiement à marche forcée par la nouvelle administration Trump d’une politique économique et industrielle protectionniste. Pour comprendre la situation actuelle ainsi que la réaction vive des marchés financiers face à cette nouvelle donne, une mise en perspective s’impose.

Le mercantilisme est une doctrine économique qui vise à accumuler des richesses par des excédents commerciaux et des mesures protectionnistes. Elle trouve une partie de ses racines au XVIIe siècle, en France sous Jean-Baptiste Colbert, ministre des Finances de Louis XIV, avant d’être largement adoptée dans l’Amérique du XIXe siècle y façonnant durablement les échanges commerciaux, les industries et l’emploi.

Les récentes mesures protectionnistes de Donald Trump marquent une résurgence de cette doctrine dans la politique contemporaine.

Pour bien comprendre les enjeux liés à cette nouvelle configuration, nous allons, dans les lignes qui suivent, tenter de retracer son influence aux États-Unis, en comparant ses débuts avec les politiques colbertistes, en explorant l’ère des tarifs douaniers, le virage vers le libre-échange au XXe siècle, les bouleversements liés à l’entrée de la Chine dans l’OMC en 2001, et enfin les ambitions actuelles de Donald Trump.

Nous nous inspirons de diverses publications sur le sujet mais aussi des interventions récentes de Scott Bessent, secrétaire au Trésor américain et Howard Lutnick, secrétaire au Commerce du gouvernement Trump. L’objectif final étant de comprendre dans quelles mesures le mercantilisme continue d’influencer l’économie américaine et mondiale et quel est son impact potentiel sur les marchés financiers, entre promesses de relance industrielle et risques de tensions globales.

Retour sur les fondations du mercantilisme: de Colbert à Hamilton

Jean-Baptiste Colbert fut l’incarnation des débuts du mercantilisme dans la France du XVII siècle. Son ambition était de renforcer la puissance nationale par des droits de douane élevés sur les importations et des subventions aux industries domestiques, comme le textile. A l’époque, cette stratégie a permis à la France d’accroître ses réserves d’or et d’argent, tout en posant les bases d’une économie plus autosuffisante. Les politiques de Colbert, rigides mais efficaces, ont ainsi transformé le paysage industriel français.

Un siècle plus tard, au lendemain de leur indépendance, les États-Unis ont repris cette logique pour soutenir leur industrialisation. Ainsi, dès 1789, le Tariff Act, porté par Alexander Hamilton, premier Secrétaire au Trésor, marqua les débuts de cette politique. Hamilton, convaincu que l’industrie nationale était essentielle à l’indépendance, imposa des droits de douane pour protéger les manufactures face à la concurrence britannique, tout en finançant le gouvernement. Il voyait dans ces mesures un moyen de transformer une économie agraire en une puissance industrielle. Sous son influence, les Etats-Unis maintinrent, tout au long du XIXe siècle, des tarifs élevés ; ces derniers atteignant près de 50% à la fin des années 1890 (avec les tarifs McKinley). Au cours de cette période, l’industrie américaine s’est épanouie, employant toujours plus de main-d’œuvre et jetant les bases d’une puissance économique mondiale.

Contrairement à la politique de Colbert en France, pour les Etats-Unis, l’objectif n’était pas tant d’amasser des métaux précieux que de bâtir une base industrielle solide. Ce pragmatisme a porté ses fruits, propulsant le pays vers un statut de géant économique à l’aube du XXe siècle.

Le XXe siècle : le tournant du libre-échange

La Première Guerre mondiale marque un changement de paradigme. Dès 1913, les coûts exorbitants du conflit poussèrent les Etats-Unis à instaurer un impôt sur le revenu. Initialement conçu comme une mesure temporaire pour compléter les revenus des droits de douane, cet impôt est devenu permanent, réduisant d’autant la dépendance des finances publiques aux tarifs douaniers. Après la guerre, bien que les tarifs aient connu un bref regain dans les années 1920, l’urgence de financer la reconstruction mondiale et de stabiliser l’économie incita à une approche plus mesurée, préparant le terrain pour un futur davantage tourné vers le libre-échange.

Ainsi, le XXe siècle a vu un changement radical avec l’abandon progressif du protectionnisme (à ce titre, notons l’échec de l’épisode de 1930 avec le Tarif Smoot-Hawley qui aggrava la Grande Dépression entamée en 1929). Dès 1934, la Loi sur les Accords Commerciaux Réciproques a réduit les tarifs. S’inspirant de la théorie de David Ricardo selon laquelle les nations prospèrent en se spécialisant, les États-Unis ont ainsi misé sur l’exportation de machines et de biens à forte valeur ajoutée, tandis que les autres besoins étaient comblés par des importations à moindre coût. Cette ouverture a coïncidé avec l’émergence de déficits commerciaux, mais ceux-ci n’étaient pas perçus comme une menace immédiate. L’économie restait robuste, portée par une croissance modérée et des investissements étrangers, illustrant une logique où l’efficacité mondiale primait sur les excédents chers aux mercantilistes.

L’entrée de la Chine dans l’OMC: un choc néo-mercantiliste

L’accession de la Chine à l’OMC en 2001 a bouleversé cet équilibre. Grâce à une monnaie sous-évaluée et des subventions massives, la Chine a inondé le marché américain (et mondial) de produits bon marché, faisant bondir ses exportations vers les États-Unis. Cette stratégie néo-mercantiliste a eu un effet dévastateur sur l’emploi manufacturier américain, qui a chuté d’un tiers entre 2000 et 2010, avec des millions de pertes attribuées à la concurrence chinoise.
Le déficit commercial avec la Chine a explosé, atteignant des centaines de milliards par an, tandis que le déficit total des biens franchissait le trillion de dollars en 2023.

Cet afflux d’importations a pourtant eu un avantage: il a freiné l’inflation, maintenant les prix bas pour les consommateurs américains. Ce bénéfice s’est, cependant, fait au prix d’une désindustrialisation marquée, particulièrement dans les régions dépendantes de la production. A l’inverse de la complémentarité prônée par Ricardo, la montée en puissance de la Chine a supplanté des pans entiers de l’industrie américaine, révélant les limites du libre-échange.

Trump et le spectre du mercantilisme

Face à ce déséquilibre, dès 2018 durant son premier mandat, Donald Trump a relancé une approche mercantiliste, imposant des droits de douane élevés sur les biens chinois. Cette politique a permis une légère hausse des emplois manufacturiers, mais n’a que marginalement réduit le déficit avec la Chine, tout en augmentant les coûts pour les consommateurs.

Pour 2025, Trump envisage des droits de douane encore plus ambitieux: jusqu’à 145 % sur les produits chinois et entre 10% et 20 % sur toutes les importations. Cette stratégie vise à relocaliser la production et à générer des revenus substantiels, mais elle suscite des inquiétudes quant à ses effets sur l’inflation et les marchés financiers.

Points de vue des Secrétaires au Trésor et au Commerce

Les visions de Scott Bessent, Secrétaire au Trésor, et Howard Lutnick, Secrétaire au Commerce, exprimées dans des interviews récentes, éclairent cette renaissance mercantiliste.

Lutnick défend l’imposition des droits de douane comme une arme historique, affirmant que « les États-Unis ont été construits sur les tarifs » avant l’instauration en 1913 de l’impôt sur le revenu. Il voit dans ces mesures un moyen de relocaliser la production et de créer des emplois, contrant les pertes post-OMC. Pour lui, l’inflation liée aux tarifs est un faux problème, car « elle vient surtout de l’impression monétaire » effectuée par la Réserve fédérale, et les consommateurs peuvent se tourner vers des biens locaux. Lutnick propose le développement d’un fonds souverain dont l’objectif serait de générer de la richesse pour les citoyens américains en investissant dans des actifs stratégiques. Ce dernier serait financé par des droits de douane et d’autres mesures économiques. Il cible également les pratiques fiscales internationales pour équilibrer le budget, une approche pragmatique visant à maximiser les ressources domestiques.

Scott Bessent, quant à lui, développe une stratégie en trois volets : réduire la dette publique, déréguler pour libérer le secteur privé, et réorganiser le commerce mondial via des droits de douane. Alarmé par les déficits passés, il veut ramener les dépenses à un niveau soutenable sans provoquer de récession. Les tarifs, pour lui, « ramèneront les emplois manufacturiers et revigoreront la classe moyenne », tandis que l’énergie bon marché et une administration plus efficace (via le projet DOGE) soutiendront la compétitivité.

Impacts économiques et financiers des nouvelles politiques américaines

Il nous faut cependant rappeler que le contexte actuel diffère de celui du siècle passé : actuellement, le déficit commercial dépasse le trillion de dollars, reflet d’une interdépendance mondiale. Des tarifs ambitieux pourraient relocaliser une partie de la production et créer des emplois, mais ils exposent aussi à des représailles, menaçant les exportations américaines. L’inflation, actuellement à 2,4%, pourrait grimper si les chaînes d’approvisionnement se resserrent.

Dans ce contexte, sans surprise, les marchés financiers se sont avérés nettement fébriles face aux différentes annonces de D. Trump sur le sujet.

Les hausses tarifaires annoncées au premier trimestre ont entraîné une forte volatilité et poussé les prix de l’or vers des sommets tandis que des contre-mesures étrangères risquent de freiner la croissance mondiale.

Des perspectives de croissance fragilisées et une inflation sous tension

Dans son World Economic Outlook d’avril 2025, le Fonds monétaire international (FMI) indique que la guerre tarifaire déclenchée par les Etats-Unis sous Donald Trump, avec des tarifs atteignant des niveaux inédits depuis un siècle, devrait entraîner un ralentissement significatif de la croissance mondiale, projetée à 2,8% en 2025 contre 3,3% en 2024.

L’escalade des tensions commerciales, marquée par des droits de douane universels de 10% et des taxes punitives sur la Chine (jusqu’à 145%), crée une incertitude élevée qui freine les investissements et perturbe les chaînes d’approvisionnement. Cette situation devrait réduire la croissance américaine à 1,8% en 2025, accentuer l’inflation (prévue à 3% aux Etats-Unis) et affecter tous les pays, avec des révisions à la baisse pour la Chine (4%), l’Europe (0,8%) et les économies émergentes.

Le FMI avertit que sans une désescalade, les tensions commerciales pourraient amplifier la volatilité sur les marchés et compromettre davantage la croissance mondiale.

Un endettement public en hausse?

Vitor Gaspar, le directeur des affaires budgétaires du FMI, alerte sur la hausse probable de l’endettement mondial. En effet, la guerre tarifaire pourrait conduire à un niveau d’endettement global de l’ordre de 117% du PIB d’ici 2027 (approchant le niveau atteint au lendemain de la Seconde Guerre mondiale). Actuellement, il est projeté à 95,1% en 2025 et 99,6% en 2030. Cette augmentation serait concentrée dans les grandes économies, notamment les Etats-Unis et la Chine. Nous observons déjà l’impact du repli américain sur la politique budgétaire allemande. En effet, en mars dernier, Merz, récemment élu chancelier allemand, annonçait son «Whatever it takes !» (En référence à la posture prise par Mario Draghi, alors gouverneur de la Banque centrale européenne, lors de la crise de l’euro en 2012). Dans un contexte de désengagement américain en Europe et face aux « menaces contre la liberté et la paix en Europe », Merz annonçait un plan financier massif pour renforcer la défense et les infrastructures allemandes. Ce plan inclut un fonds spécial de 500 milliards d’euros sur dix ans, visant principalement à moderniser les infrastructures. Un second volet consiste en un assouplissement de la Schuldenbremse (frein à l’endettement). Merz propose de modifier la Constitution allemande pour exempter les dépenses de défense dépassant 1% du PIB des restrictions de la Schuldenbremse.

Réaction des marchés obligataires et impact sur la gestion obligataire

Le plan financier allemand, estimé à 1000 milliards d’euros, tout comme la politique tarifaire de Trump ont suscité des inquiétudes quant à l’inflation et la soutenabilité budgétaire. Dans les deux cas, les marchés obligataires ont réagi violemment aux annonces, tant celles liées au «Liberation Day» de Trump que celles relatives au «Whatever It Takes!» de Merz.

En mars dernier, le rendement à l’échéance de l’emprunt allemand à dix ans est passé de 2,4% à 2,9% en l’espace de quelques jours seulement. Aux Etats-Unis, au début du mois d’avril, le rendement de la même échéance a fait un bon de 50 points de base pour s’établir à 4,5%. Ce dernier mouvement a suscité un vent de panique sur les marchés qui a poussé Donald Trump ainsi que son Secrétaire au Trésor, Bessent, à atténuer leurs propos et surtout à installer un moratoire sur l’application des tarifs. En effet, le 9 avril dernier, Trump déclarait, à la surprise générale, une pause de 90 jours sur la plupart des nouveaux droits de douane « réciproques » (initialement fixés entre 11% et 49% sauf pour la Chine à 145%), réduisant temporairement le taux plancher à 10% pour plus de 75 pays ayant accepté de négocier sans riposte.

Le spread affiché par les émissions à haut rendement (High Yield) n’a cessé de monter entre février et le début du mois d’avril, passant de 308 points de base à 492 points de base (soit près de 5%) au-dessus du rendement affiché par les bons du Trésor américain (près de 4% sur les échéances moyennes). Cette hausse a pour conséquence évidente d’aggraver les conditions de financement des émetteurs High Yield considérés comme étant les plus risqués.

Ces conditions rendent difficile la gestion d’un portefeuille obligataire aussi diversifié soit-il. Lorsque nous considérons les différentes classes d’actifs telles que la dette souveraine de qualité (comme les bons du Trésor américain), la dette d’entreprises de qualité ains que celle de moins bonne qualité ou encore les émetteurs des pays émergents, il est essentiel de comprendre quel type d’économie ou encore quel secteur d’activité se trouve être le plus exposé aux nouvelles politiques économiques américaines. L’objectif étant d’ajuster l’allocation du risque en fonction de ces considérations.

Néanmoins, en mars et avril dernier, à l’instar des premiers jours de correction des marchés enregistrés en mars 2020, les différentes classes d’actifs obligataires ont de nouveau affiché une corrélation positive empêchant toute atténuation du risque par une allocation complémentaire entre émetteurs a priori plus à risque et émetteurs moins risqués. Ceci est d’autant plus vrai que certains économistes évoquent le risque de stagflation, en particulier au sein de l’économie américaine. Un tel scénario pèserait sur l’ensemble des actifs obligataires. Par ailleurs, sur la période actuelle, dans un contexte de défiance, nous constatons que le dollar a, en même temps que le Trésor américain, perdu la faveur des marchés.

Dès lors, compte tenu de ces fortes incertitudes, il nous paraît approprié de réduire autant que possible les différents risques auxquels un portefeuille obligataire peut être exposé (que ce soit sur l’axe devise, l’axe taux ou encore celui de la duration). Les mois à venir devront conférer plus de visibilité à l’ensemble des acteurs du marché et donc permettre un positionnement plus franc, quelle que soit la direction prise par l’économie américaine.

Conclusion

Au vu de la réaction des marchés en mars et en avril, il semble évident que les investisseurs saisissent encore difficilement les enjeux. Pour cette raison, il nous paraissait opportun de faire appel à l’Histoire pour tenter de comprendre les motivations réelles de l’Administration Trump. Par une analogie à la chute de l’empire romain, Lutnick nous rappelle qu’il est essentiel pour les Etats-Unis de rompre avec leur Dark Age. En tant qu’investisseurs, nous nous interrogeons non seulement sur le bien-fondé de cette politique mais aussi sur ses chances de réussites ainsi que sur les dommages collatéraux qu’elle entraîne, que ce soit dans la sphère financière ou au sein de l’économie réelle. Quels que soient le déroulé et les crises que les marchés financiers subiront à courte échéance, l’avenir, sans doute plus lointain que proche, nous apportera les réponses à ces questions. Malgré tout, en attendant, les marchés obligataires continueront à rappeler à l’ordre le monde politique chaque fois que les limites du raisonnable seront franchies.

Si l’Administration Trump est à ce point déterminée à renouer, ne fut-ce que partiellement, avec le modèle du XIXe siècle, alors il faut s’attendre à une aggravation des tensions sur les marchés obligataires en particulier. A l’instar de 2008, 2012 ou encore 2020, les autorités monétaires devront une nouvelle fois monter au créneau. Avec quelle marge de manœuvre et quel impact sur leur crédibilité à terme? C’est une question que nous devrons aussi nous poser en temps et en heure…

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