L'Europe prise au dépourvu par la récession du COVID-19

Yanis Varoufakis, Université d'Athènes

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Le manque de coordination risque d’engendrer des annonces héroïques de chiffres impressionnants qui masquent la timidité des politiques convenues.

L'Eurogroupe des ministres des Finances de la zone euro a du mal à s'entendre sur une réponse budgétaire coordonnée et significative d'un point de vue macroéconomique face aux effets de récession considérables de la pandémie de COVID-19. Je crains quant à moi que cela ait pour résultat des annonces héroïques annonçant des chiffres impressionnants qui masquent le caractère inapproprié et la timidité des politiques convenues.

La première indication en est la récente annonce de l'aide financière du gouvernement allemand au secteur privé. Bien que les médias internationaux aient baptisé cela un bazooka de 550 milliards d'euros (600 milliards de dollars), il s'agit plutôt à y regarder de plus près d'un simple pistolet à eau.

Avec ses impositions différées et d'importantes lignes de crédit, le train de mesures allemand témoigne d'une grave incompréhension de la nature de la crise. Et c'est le même malentendu qui a boosté la crise de l'euro il y a dix ans. Aujourd'hui comme ce fut le cas à l'époque, les entreprises et les ménages sont confrontés à l'insolvabilité, et non pas à l'illiquidité. Pour arrêter la crise, les gouvernements doivent «faire tapis» avec une expansion budgétaire extraordinaire. Mais c'est exactement ce que le train de mesures allemand a souhaité éviter.

Bientôt les «Sudistes» vont plier bagage.

Les ministres des Finances des pays en difficulté économique plus grave que l'Allemagne (par exemple, l'Italie et la Grèce) vont sans aucun doute essayer de faire pression en faveur de l'expansion budgétaire nécessaire. Mais ils vont se heurter au mur inflexible de l'opposition du ministre allemand des Finances et de ses loyaux partisans au sein de l'Eurogroupe. Bientôt les «Sudistes» vont plier bagage, leur acquiescement servant à entériner à un nouveau train de mesures de l'Eurogroupe budgétairement insignifiant, que la prochaine récession va faire voler en éclats.

Qu'est-ce qui me rend si catégorique? Le simple fait d'être déjà passé par là. J'ai représenté la Grèce lors des réunions de l'Eurogroupe en 2015, où la défaite de la lutte désespérée de notre gouvernement en vue d'éviter davantage de prêts au détriment d'une récession plus profonde a été décidée. La manière méthodique dont ces réunions de l'Eurogroupe ont fermé toute voie à un débat rationnel sur les mesures budgétaires appropriées est cruciale pour comprendre pourquoi l'Eurogroupe ne pourra pas non plus mettre en place une défense budgétaire efficace contre le choc provoqué par la pandémie.

Un aperçu de ces réunions cruciales de l'Eurogroupe il y a cinq ans mérite d'être relevé: tout ministre des Finances d'un pays en difficulté qui ose s'opposer à la ligne de Berlin, ou proposer des solutions qui profitent à la majorité des Européens plutôt qu'au secteur financier, va rencontrer bien des problèmes.

J'ai rencontré quant à moi une foule de problèmes. Toute personne qui écoute les longues heures des réunions de l'Eurogroupe de 2015, maintenant disponibles gratuitement, entendra le président de l'Eurogroupe qui menaçait de mettre fin aux négociations si j'osais déposer des propositions écrites que l'Allemagne ne voulait pas discuter (pour informer les médias un peu plus tard que j'étais arrivé «les mains vides»).

Le chef du fonds européen de sauvetage m'accusait de trop m'occuper
des ménages endettés et trop peu de la capitalisation des banques.

Puis il y avait le chef du fonds européen de sauvetage, le Mécanisme européen de stabilité, qui m'accusait de trop m'occuper des ménages endettés et trop peu de la capitalisation des banques (déjà en faillite). Et n'oublions pas le ministre allemand des Finances Wolfgang Schäuble, qui exigeait de conserver pour le budget allemand – «mon budget», selon ses propres termes – les bénéfices de la Banque centrale européenne tirés des négociations d'obligations grecques. L'UE avait convenu que cet argent devrait être rendu à Grèce: en fin de compte, Schäuble l'a fait conserver pour le budget allemand.

Durant tout ce temps, les ministres du Nord de l'Europe ont brandi la menace du «Grexit» et, de manière équivalente, du plan B (une monnaie alternative pour la Grèce) pour me forcer à accepter davantage de prêts. Plutôt que de proposer un allégement de la dette et une restructuration réaliste, nous avons été frappés par un barrage d'ultimatums «à prendre ou à laisser», et par une longue liste de calamités qui risquaient de s'abattre sur notre peuple si nous n'empruntions pas davantage et si nous n'acceptions pas des niveaux d'austérité supplémentaire ridicules qui garantissaient que la Grèce ne serait jamais en mesure de rembourser.

Les réunions de l'Eurogroupe 2015 offrent aux auditeurs un siège au premier rang de cette corrida connue sous le nom de pouvoir incontesté. Tout est là: des décisions cruciales qui vont à l'encontre de la science et des simples mathématiques. L'intimidation des faibles jusqu'à ce qu'ils se rendent. Le vol à peine déguisé. De fausses nouvelles transformées en armes contre ceux qui osent résister. Enfin et surtout, le mépris de la transparence et de l'équilibre des pouvoirs et contre-pouvoirs essentiels à toute démocratie.

Ce n'est pas une coïncidence si ces thèmes sont à présent si répandus en Occident. Les réunions de l'Eurogroupe de 2015 ont été, j'ose dire, le lieu de la défaite de la démocratie européenne, qui a eu des répercussions non seulement à travers l'Europe, mais également jusque dans les Amériques et ailleurs. En moins d'un an, le Brexit et l'élection de Donald Trump ne furent plus de simples hypothèses cocasses. Les pratiques que l'establishment libéral décrie aujourd'hui étaient vivement critiquées lors de ces réunions de l'Eurogroupe – la même institution que celle qui, aujourd'hui, décide de la réponse de la politique budgétaire européenne face à la récession du coronavirus.

Révéler aux citoyens le processus des prises de décision de l'UE
est une condition préalable pour permettre aux démocrates de sauver l'UE.

Les eurosceptiques, que ce soit en dehors de l'Union européenne, comme Trump ou le président russe Vladimir Poutine, ou à l'intérieur, comme Viktor Orbán en Hongrie, Matteo Salvini en Italie et Marine le Pen en France, vont sans aucun doute s'inspirer de la publication des minutes de l'Eurogroupe en 2015. Mais les rendre publics est dans l'intérêt de l'européanisme. Révéler aux citoyens le processus des prises de décision de l'UE, avec tous leurs défauts, est une condition préalable pour permettre aux démocrates de sauver l'UE en reprenant le contrôle de nos institutions.

Les Européens ne sont pas idiots. Même s'ils ne savent pas exactement ce qui se passe à huis clos dans les organes de décision européens, ils peuvent avoir le sentiment que les décisions qui en résultent ne parviennent pas à utiliser les ressources existantes dans l'intérêt d'une majorité d'Européens dans une majorité d'États membres. 

Nous avons le devoir d'éclairer les citoyens sur la manière dont, même dans nos démocraties libérales, les décisions sont prises régulièrement en leur nom, contre leurs intérêts et à leur insu par des fonctionnaires qui détestent la démocratie même s'ils prétendent la défendre.

Si nous échouons, les décisions de l'UE, en particulier au cours de cette pandémie, sur la politique budgétaire, les investissements verts, la santé, l'éducation et la politique migratoire, seront vouées à être aussi inefficaces que celles qui ont amplifié la crise de l'euro il y a dix ans. Ensuite, seuls Trump et Poutine, ainsi que les Orbán, les Salvini et les Le Pen en Europe, désireux de dissoudre nos institutions communes, vont en bénéficier.

 

Copyright: Project Syndicate, 2020.

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