Les obligations liées au développement durable moteur de croissance du marché de la dette ESG

Marie Lassegnore, La Française AM

6 minutes de lecture

Un émetteur de SLB qui finit par payer sa prime de coupon est une déception et n'augure rien de bon pour le reste de sa courbe de crédit et son profil en général.

Définition DES OBLIGATIONS LIÉES AU DÉVELOPPEMENT DURABLE (SLBs)

Les formats d’obligations avec liens au développement durable aussi connu sous le nom de «SLB» pour Sustainability-Linked Bonds, sont relativement nouveaux. C’est à la fin de l’année 2019, que nous observons la première émission d’obligation liée au développement durable par ENEL Finance. La véritable innovation de ce format a été de regarder au-delà des aspects verts ou sociaux des projets financés par le «produit» de l’émission obligataire. L’engagement de l’émetteur se situe dès lors au niveau de l’entreprise qui doit intégrer des objectifs stratégiques obligatoires. Lorsque ces objectifs ne sont pas atteints, l’émetteur se soumet à une pénalité financière (appelée augmentation de coupon ou prime; cette augmentation est prédéfinie). En pratique, avant d’émettre une SLB, l’entreprise définit des objectifs environnementaux ou sociaux (Sustainable Performance Targets - SPT), qui sont mesurés à l’aide d’indicateurs clés de performance (KPI) crédibles. Si l’entreprise n’atteint pas ses objectifs à la date prévue, elle devra payer une prime pour la durée de vie restante de l’obligation.

A titre d’illustration, considérons une obligation avec un coupon de 1% et une date d’échéance au 31/12/2028.

  • Objectifs de performance stable – SPT: «Atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 avec une réduction intermédiaire de 25% des émissions globales d’ici 2025»
    - KPI1: «Réduire les émissions de carbone des catégories 1 et 2 de 30% d’ici 2025 par rapport au niveau de 2021»
         - Date cible: 31/12/2025
         - Majoration du coupon: 0,15%
    - KPI2: «Réduire les émissions de scope 3 de 20% d’ici 2025 par rapport au niveau de 2021»
         - Date cible: 31/12/2025
         - Majoration du coupon: 0,10%
  • Par conséquent, si à la date cible du 31/12/2025, l’émetteur est en deçà du premier KPI, il devra payer un coupon de 1,15% pour les versements annuels de 2026, 2027 et 2028. Le coupon augmente encore, à 1,25%, si l’émetteur manque les deux objectifs (KPI 1 et KPI2).
COMMENT LES SLBs FAÇONNENT-ELLES LE MARCHE DE LA DETTE ESG?

Le format SLB est resté inutilisé l’année qui a suivi l’émission inaugurale d’ENEL. Il faut attendre la fin de l’année 2020 pour une large adoption et il est presque devenu la norme en 2021. Son adoption généralisée a été facilitée par la BCE, lorsqu’elle a déclaré que les SLBs constitueraient des garanties éligibles si les objectifs de durabilité étaient liés à des objectifs environnementaux.

L'aspect le plus intéressant de l'émergence du format SLB concerne la façon dont il a rapidement influencé le marché de la dette ESG, qui était dominé par les émissions d'obligations vertes jusqu'en 2020. Fin 2020 et hors obligations souveraines ou d'entités publiques, le marché de la dette ESG des entreprises était composé à 81% d'obligations vertes, 7% d'obligations sociales et 10% d'obligations durables. En un an, la répartition a considérablement changé avec l'explosion des SLBs, qui ont représenté 23% des émissions primaires en 2021. En janvier 2022, les obligations vertes ont représenté 70% du mix et les SLBs sont passées de 0,1% un an auparavant à 10,7% du marché de la dette ESG d'entreprise. (Source: Bloomberg et La Française AM).

COMMENT EXPLIQUER CETTE TENDANCE? UNE PLUS GRANDE FLÉXIBILITÉ DES SLBs PAR RAPPORT AUX OBLIGATIONS VERTES
  • La taille minimale des émissions d’obligations vertes:
    Le format de référence des obligations vertes (300 à 500 millions de dollars) ne convient qu'aux entreprises ayant des bilans / flux de trésorerie opérationnels importants et des programmes de financement annuels de plusieurs milliards de dollars. Le format des obligations vertes ne répond cependant pas aux besoins de financement des petites entreprises qui ne cherchent qu'à lever 500 millions de dollars tous les cinq ans, pour financer leurs investissements ou à d'autres fins.
  • L’éligibilité limitée des projets verts:
    Pour être éligibles au financement par obligations vertes, les projets environnementaux sont soumis aux Principes des Obligations Vertes et/ou à la Climate Bonds Initiative (CBI) ainsi qu'au futur cadre européen pour les obligations vertes. Les obligations vertes sont plus adaptées à certains types de secteurs, comme le montre la répartition sectorielle actuelle. Le marché des obligations vertes est dominé par les gouvernements (37%) et si l'on se concentre sur le segment des entreprises, les financières en occupent une part importante (32%), suivies par les services aux collectivités européens (17%). Les autres secteurs ne représentent que 14% du marché des obligations vertes. (Source: Bloomberg et La Française AM)

Les SLBs, compte tenu de leur flexibilité accrue, constituent une alternative intéressante. L'émetteur d'une SLB peut en utiliser le produit pour des projets verts ou non verts, ou même à des fins générales telles que les dépenses d'exploitation traditionnelles, etc. Il n'est plus question de taille des projets éligibles par rapport aux besoins de financement totaux. Le marché des obligations vertes scrute, à juste titre, les projets, mais aussi les entreprises qui tentent d'accéder à cette forme de financement. Il existe un risque prononcé de «greenwashing», qui pourrait évidemment entraîner un risque de réputation pour une entreprise opérant dans un secteur hautement polluant qui choisirait de se tourner vers le marché des obligations vertes. D'après nos discussions avec des émetteurs des secteurs du ciment et de l'énergie, le marché des obligations vertes présenterait plus de risques que d'opportunités. En allant au-delà des projets eux-mêmes, les SLBs, qui se concentrent quant à elles sur l'engagement à long terme de l'entreprise (réduction des émissions ou des inégalités sociales), soulignent les efforts de l'entreprise et assurent la transparence en matière de transition, sans courir le risque de «greenwashing». Le greenwashing demeure un risque si ces ambitions sont jugées insuffisantes, mais un risque réduit, car les investisseurs dans les SLBs pourraient être moins attachés au format de l'obligation.

QUE RECHERCHENT LES INVESTISSEURS? LES OBLIGATIONS VERTES ET LES SLBs SONT RÉVÉLATRICES D’UNE DÉMARCHE DE TRANSFORMATION…

Ni le format vert ni le format lié au développement durable n'est meilleur que l'autre. Tous deux sont des indicateurs d'une transformation vers un mode de consommation et de production plus durable. De notre point de vue, le changement structurel au sein d'une entreprise intervient bien en amont d'une émission verte/sociale ou liée au développement durable. En effet, une entreprise doit d'abord reconnaître la matérialité des risques environnementaux ou sociaux auxquels elle est confrontée, puis s'organiser pour mieux y répondre. Tout cela va de pair avec un suivi efficace des opérations grâce à des données globales de l'entreprise (émissions de CO2 de chaque site de production par exemple). Lorsque cette démarche a été accomplie, l'entreprise peut envisager ses futurs plans d'investissement pour faire face à ces risques et opportunités. Ensuite, l'entreprise peut articuler cela autour d'un format vert ou SLB si elle a les outils et la vision pour être crédible face aux investisseurs axés sur l’ESG.

LA GRANDE QUESTION DEMEURE QUANT AUX AMBITIONS AFFICHEES PAR LES SLB…

Le tableau idyllique décrit ci-dessus est évidemment le scénario de transformation idéal. Cependant, dans la pratique, nous avons également vu une bonne part de SLB avec des objectifs de performance durable décevants. Le marché n'en étant qu'à ses débuts, aucun écart de prix n'a encore été constaté. Nous suivons les orientations ci-dessous pour évaluer les niveaux d'ambition des SLBs, ainsi que les SPT et KPI qui les sous-tendent.

À des fins d'illustration, nous nous concentrerons sur les formats de réduction des émissions qui ont été les plus populaires jusqu'à présent

  • La voie de la décarbonation a-t-elle été approuvée par la SBTi?
    - Le fait qu'une tierce partie spécialisée ait examiné le niveau d'ambition fournit un certain degré d'assurance.
  • Dans le secteur considéré, quels sont les engagements des pairs de l'émetteur?
    - Bien que tous les secteurs ne disposent pas d'un large éventail de voies de décarbonation comparables, cela peut fournir une base de comparaison aux investisseurs.
  • Quelle est l'année de référence / Quel pourcentage de l'objectif de réduction (et d'augmentation du coupon) a déjà été atteint au moment de l'émission?
    - Inutile de dire que s'engager à une réduction de 20% de 2018 à 2025 alors qu'une réduction de 18% a déjà été atteinte d'ici 2022 n'est pas particulièrement ambitieux.
  • Les émissions de scope 3 sont-elles incluses?
    - Dans la plupart des secteurs, les émissions de scope 3 représentent la plus grande partie des émissions et l'exclusion des émissions de scope 3 réduit le niveau d'ambition.
  • Quel est le plan d'action de l'entreprise pour réduire ses émissions?
    - Cela peut aller de la recherche de nouvelles sources d'énergie et de rendement énergétique à des initiatives plus complexes et ambitieuses telles que la refonte de lignes de produits.
QU’EN EST-IL DES VALORISATIONS?
  • La pénalité potentielle (l'augmentation du coupon) reflète-t-elle le niveau d'ambition du SPT?
    - La première étape de la valorisation est liée au profil de crédit de l'émetteur. Mais on pourrait également s'attendre à ce que la prime soit plus faible si les niveaux visés sont très ambitieux par rapport aux pairs et au secteur.
  • La majoration prend-elle la forme d'une pénalité financière, d'une obligation d'achat de compensations ou d'un versement à un tiers (fondation par exemple)?
    - Nous décourageons les compensations qui, par définition, ne constituent pas de véritables réductions d'émissions.

Le marché est actuellement dispersé, en termes de niveaux absolus de majoration des coupons et de valeur actuelle des coupons (qui tient compte du nombre d'années pendant lesquelles une majoration pourrait être payée et du nombre d'années qui restent à courir).

Sur un univers d'environ 150 SLBs, au 31/01/2022, 77% ont été émises par des émetteurs BBB, BB et B, comme le montre le diagramme circulaire.

Source: Bloomberg, La Française, au 31/01/2022

Il s'agit d'un point important à comprendre lors de l'interprétation des données agrégées sur les coupons. Les extrémités supérieure (AA et A) et inférieure (CCC) de l'échelle de notation présentent peu de signification statistique. Bien que nous n'observions pas de corrélation directe entre la notation de crédit et la majoration du coupon, nous constatons une pentification des fourchettes de majoration des coupons et de leur moyenne à mesure que le profil de crédit de l'émetteur diminue.

Les majorations semblent avoir un niveau «plancher» de 25 points de base. La plupart des SLBs prévoyant une majoration inférieure à 0,25% ont été émises il y a plus d'un an, lorsque le format était encore relativement nouveau sur le marché.

Cependant, il est difficile d'évaluer la valeur actuelle de la majoration du coupon, étant donné la grande dispersion des dates cibles par rapport aux dates de rachat / d'échéance. Nous pouvons en tirer deux conclusions:

  • 18% des SLBs ont une option de rachat avant la date cible du SPT, ce qui signifie que si l'émetteur n'atteint pas son objectif, aucune pénalité ne sera payée s'il rappelle l'obligation avant la date cible du SPT. Cette caractéristique n'inspire certainement pas confiance, elle discrédite le format et devrait disparaître des futures structures tarifaires.
  • Nous constatons que les plus fortes majorations de coupons en valeur nominale sont concentrées dans le segment de marché des SLBs qui sont remboursables l'année suivant la date cible du SPT (ou autrement dit, l'événement de majoration), que ce soit par l'exercice d'une option de rachat ou du fait qu'elles arrivent à échéance. Elles représentent environ 35% de l'univers. Il faut donc réfléchir à l'intérêt de majorations élevées en valeur nominale avec des dates cibles éloignées par rapport à des primes plus faibles, des dates cibles plus proches et donc le paiement potentiel de majorations sur plusieurs années.
QUELLE EST NOTRE APPROCHE DU MARCHÉ DE LA DETTE ESG?

Notre objectif est d'investir dans des entreprises qui réorientent leurs activités afin de relever les défis d'une économie à faible émission de carbone. Notre motivation ne se limite donc pas au format de l'émission elle-même. Nous avons remarqué qu’un nombre grandissant d’entreprises incluses dans nos portefeuilles, qui n’avaient pas de dette ESG sur le marché au moment de l’investissement, sont arrivées sur le marché avec des SLBs en 2021, confirmant ainsi nos observations faites dans la section sur la démarche de transformation. Notre objectif est de créer de la valeur en détectant les émetteurs bien avant qu’ils n’accèdent au marché de la dette ESG, et de bénéficier ainsi du renforcement de leur modèle économique (et de l’amélioration de leur profil de crédit).

CONCLUSION

A La Française, nous nous engageons à accompagner la transition bas carbone des émetteurs et à soutenir le développement de ce marché. Nous sommes convaincus que le format SLB est destiné à perdurer et qu'il permettra l'indispensable diversification du marché de la dette ESG. Cela ne signifie pas que nous prévoyons de générer de la valeur pour nos investisseurs par le biais de majorations de coupons. En réalité, nous ne comptons jamais recevoir de majoration de coupon… Un émetteur de SLB qui finit par payer sa prime de coupon est une déception et n'augure rien de bon pour le reste de sa courbe de crédit et son profil en général. Nous considérons que le fait de ne pas atteindre un objectif de performance durable reflète non seulement une mise en oeuvre opérationnelle inefficace des mesures de transition, mais surtout le fait que le développement durable n'était pas une priorité du programme stratégique de l’entreprise.

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