La vague de «l'Active Ownership»

Andrea Weber & Agnes Neher, J. Safra Sarasin

6 minutes de lecture

Croissance constante des actifs sous gestion pour les stratégies de placement qui intègrent l'engagement et le vote par procuration.

 

Le programme mondial pour le développement durable (SDG) voué à l’accélération

Lors du « High-level Political Forum on Sustainable Development » (HLPF) des Nations Unies qui a eu lieu en juillet dernier, les États membres ont présenté leurs progrès quant aux  17 Objectifs de Développement Durable (ou Sustainable Development Goals - SDG) définis en 2015. Il est apparu clairement que, si l’on veut respecter l' « échéance 2030 » pour l’atteinte de ces objectifs, une action radicale de la part de divers acteurs est indispensable. Il a été demandé aux gouvernements de travailler à la réalisation de ces objectifs au niveau national. En Suisse, il s’agit notamment de traiter des sujets tels que l’utilisation de ressources non durables ou l'égalité des salaires entre hommes et femmes.

Les investisseurs, eux aussi, peuvent participer à la réalisation de ces objectifs 2030 en intégrant les considérations environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) dans leur processus de prise de décisions d'investissement. Par ailleurs, l’actionnariat actif ou l'«Active Ownership» est l'un des outils qui peuvent aider les investisseurs à avoir un impact positif et contribuer à l’atteinte des SDG.

Définition de l’«Active Ownership» à la Banque Bank J. Safra Sarasin
L'engagement se définit comme un dialogue actif entre les entreprises et le public - soit en collaboration avec d'autres investisseurs, soit sur une base individuelle.
Grâce au vote par procuration, l’investisseur exerce son droit de vote aux assemblées générales annuelles des sociétés. Il peut ainsi s’exprimer sur divers points de l'ordre du jour, tels que la rémunération de la direction ou l'approbation du rapport annuel.
Ces deux activités forment ce que l’on appelle l’actionnariat actif ou l'«Active Ownership».
Remarquable progression de l'«Active Ownership»

En suisse, l'«Active Ownership» – qui regroupe les activités d’engagement et de vote par procuration – est l’une des stratégies d'investissement durable en plus forte hausse, avec des taux de croissance de 27% et 140% en 2017 selon l'étude de marché publiée par Swiss Sustainable Finance (SSF) en 2018.

Derniers chiffres des actifs sous gestion en «Active Ownership» pour la Suisse (en milliards de CHF)

Source: Swiss Sustainable Finance (SSF), 2018

L’engagement se classe au troisième rang de toutes les stratégies de placement durables et s'applique à 40% de tous les actifs gérés de manière durable en Suisse. Le vote par procuration est la stratégie de placement durable qui connaît la croissance la plus rapide, avec une part globale de 30% de tous les actifs durables en Suisse. Cela peut s'expliquer par le fait que les caisses de pension suisses sont tenues d'exercer leur droit de vote en vertu de l'Ordonnance sur les indemnités excessives dans les sociétés cotées en bourse. Cette observation est étayée par les résultats de l'étude Eurosif sur l'investissement durable publiée en 2016, qui montre une augmentation totale des actifs liés à l’«Active Ownership» de plus de 30% entre 2013 et 2015 en Europe.

Nos prévisions pour 2018 se sont avérées exactes

Dans notre dernière publication portant sur le thème de l’«Active Ownership» (octobre 2017), nous avons mis l'accent sur la diversité et les pratiques en matière de rémunération des cadres supérieurs. En effet, nous considérions que ces sujets méritaient une plus grande attention en 2018.

Nombre de résolutions d'actionnaires liées à la diversité 2017/2018

Source: Banque J. Safra Sarasin (sur base de la base de données des résolutions PRI), 2018

Nos attentes sur les deux sujets se sont avérées exactes. Non seulement une plus grande pression en faveur d'une meilleure diversité a été exercée, mais les discussions sur des principes de rémunération objectifs ainsi que sur la divulgation des ratios de rémunération se sont poursuivies (dans le cadre de la loi Dodd-Frank 2010 aux États-Unis), tandis que les premiers chiffres ont été fournis par un certain nombre de sociétés. Une règle similaire s'appliquera aux sociétés cotées au Royaume-Uni en 2019.

C'est également le cas en Suisse où Ethos observe qu’en 2018 le lien entre performance à long terme et rémunération n'est pas toujours explicite. On observe cependant une « stabilisation de la rémunération globale dans les sociétés du SPI et une légère baisse dans les plus grandes sociétés cotées » en 2018. Si l'on considère les 100 plus grandes entreprises suisses, on constate cette année une baisse des rémunérations dans l'ensemble des secteurs sauf dans celui de la finance.

Même si nous croyons que les investisseurs continueront de se concentrer sur ces deux sujets, nous avons observé d'autres développements intéressants en 2018.

L'«Active Ownership» se développe en Suisse

En plus de la récente hausse marquée des actifs sous gestion en «Active Ownership», d'autres observations soulignent la sensibilité accrue vis-à-vis de l'engagement et du vote par procuration. L’augmentation de la collaboration des investisseurs et des interactions entre entreprises et les investisseurs en sont des exemples forts.

Les détenteurs d’actifs suisses plus impliqués

Bien que les activités d'engagement de la part des détenteurs d’actifs institutionnels ne soient pas encore aussi répandues en Suisse qu’au Royaume-Uni, un certain nombre d’entre eux ont néanmoins commencé à déclarer leur soutien à des initiatives liées au développement durable – telles que la Déclaration mondiale des investisseurs aux Gouvernements sur le changement climatique, signée en 2018 par 319 investisseurs dans le monde (la Banque J. Safra Sarasin en fait partie).

Efforts proactifs de la part des entreprises

En outre, il semble que les sociétés cotées entament de manière proactive des dialogues sur les questions de gouvernance avec les investisseurs et les grandes sociétés de conseil en vote par procuration. En 2018, l'équipe de recherche en investissements durables de la Banque J. Safra Sarasin a été contactée par de nombreuses entreprises suisses pour discuter de plans de rémunération des cadres supérieurs et de leurs liens avec les performances à long terme ou encore de certaines candidatures à des postes d'administrateurs.

L'activisme des actionnaires pas toujours en ligne avec les défis du développement durable

Les deux premiers trimestres de 2018 ont vu un déploiement considérable de capital de la part d’investisseurs activistes (Harvard Law School Forum on Corporate Governance and Financial Regulation, 2018). L'activisme de l’actionnarial décrit l’influence que les investisseurs peuvent exercer sur la politique ou la gestion de l'entreprise par le fait même qu’ils en détiennent une partie. Il existe différentes façons pour les investisseurs durables d'interagir avec les sociétés qu’ils détiennent. Bien que les initiatives d’actionnariat actif ou d'«Active Ownership» soient davantage liées aux activités décrites à gauche de l'illustration 3 et comprennent des dialogues d'engagement direct ou collaboratif et le vote par procuration, les actionnaires activistes utilisent quant à eux les outils plus gourmands en ressources qui se trouvent à droite de l’illustration, comme l'accès par procuration, le vote sans campagne ou même les candidats au scrutin direct, afin de promouvoir les changements qu'ils souhaitent mettre en place.

Différentes formes d’engagement avec divers niveaux d’énergie et d’implication

Source: Banque J. Safra Sarasin, 2018

L'activisme des actionnaires dans le sens étroit du terme et l'actionnariat actif ou «Active Ownership»(en tant qu'outil pour les investisseurs durables) n’ont pas toujours les mêmes objectifs. En effet, si les investisseurs traditionnels et les investisseurs durables visent tous deux la maximisation de la valeur financière de l’entreprise, les derniers veulent en outre générer des impacts positifs sur l'environnement et la société. Par ailleurs, les investisseurs activistes ont généralement l'intention d'améliorer la structure de gouvernance des sociétés cibles, ce qui est normalement conforme à l'intention des investisseurs soucieux des questions ESG. Dans certains cas, cependant, les investisseurs militants recherchent des mesures de réduction des coûts à court terme et mettent en œuvre des changements importants en matière de capital humain ou de R&D, qui peuvent être perturbateurs et potentiellement contraires aux intérêts à long terme des investisseurs durables.

Un soutien croissant aux résolutions environnementales et sociales

Une autre observation de 2018 est le soutien croissant accordé aux résolutions environnementales (E) et sociales (S). Les résultats suivants sont basés sur la « base de données des résolutions PRI », qui offre un ensemble complet de données pour effectuer ce type d’analyse. Alors que le nombre absolu de propositions E et S soumises n'a augmenté que d'environ 10 %, le soutien des actionnaires à ces propositions a été globalement plus élevé cette année qu'en 2017. En examinant les sociétés de l'indice Russell 3000, le Harvard Law School Forum on Corporate Governance and Financial Regulation souligne qu'un plus grand nombre de résolutions sur la gouvernance d'entreprise et la réglementation financière ont reçu un appui majoritaire, tandis qu'un nombre croissant de propositions ont également atteint des seuils en pourcentage conséquents. Il est important d'atteindre ces objectifs, car la direction des entreprises accepte généralement la pertinence de ces propositions et de ces actes lorsqu'ils bénéficient d'un soutien global d'au moins un tiers.

Notre analyse montre que le pourcentage de résolutions E et S ayant reçu le soutien de la majorité a augmenté en 2018. Les questions liées au climat (transition énergétique, charbon, etc.), en particulier, bénéficient d'un soutien continu des investisseurs. Toutefois, le nombre absolu de résolutions E et S à recevoir le soutien de la majorité reste assez limité.

En outre, le nombre de propositions E et S retirées de l'ordre du jour avant une assemblée générale (AG) a augmenté en 2018 (voir illustration 4 et propositions « retirées / withdrawn »). Il est possible que ce soit le reflet (1) de dialogues plus profonds entre entreprises et investisseurs sur des sujets de type E ou S et (2) d’une volonté affirmée des entreprises d'aborder ces questions avant qu'elles ne soient soumises à un vote dans le cadre de l'AG. En particulier, les propositions salariales fondées sur le sexe présentaient les taux de retrait les plus élevés au cours de la dernière saison d’AG. Cela est probablement dû à l'engagement des entreprises à apporter des améliorations significatives dans ce domaine. Alors que la Banque J. Safra Sarasin a toujours accordé une attention particulière à ces propositions E et S, la société de vote par procuration ISS met désormais également davantage l'accent sur ces propositions et a soutenu 74% des propositions E et S en 2018 (contre 64% en 2017) (ISS, 2018).

Support pour les résolutions E et S en 2018

Source: Banque J. Safra Sarasin (sur base de la base de données des résolutions PRI), 2018
Sujets qui seront à l’honneur en 2019

Compte tenu des mesures réglementaires en la matière, nous prévoyons un nombre croissant de propositions d'actionnaires en lien avec la diversité des genres et portant sur les pratiques liées à la cybersécurité. L'utilisation des médias sociaux et la conformité aux lois sur les valeurs mobilières seront probablement aussi des sujets importants pour les investisseurs.

D'une manière générale, l’actionnariat actif ou l’«Active Ownership» restera pour les investisseurs un outil efficace afin de favoriser des changements positifs et de contribuer au programme mondial pour le développement durable des Nations Unies (SDG).

ce que les investisseurs doivent savoir

Nous avons assisté à d'importants développements dans le paysage réglementaire. Les investisseurs doivent savoir qui est concerné et quel est leur impact.

  1. Modifications réglementaires
    En janvier de cette année, le European High-Level Expert Group (HLEG) a publié son rapport final sur la finance durable avec des recommandations stratégiques pour un système financier qui soutient les investissements durables. Ces recommandations incluent par exemple une taxonomie commune de ce qui est « durable ». Ils ont également fourni des orientations à la Commission européenne pour finaliser sa stratégie sur la finance durable qu'elle a publiée en mars 2018. Le plan d'action présente des objectifs clairs permettant l'inclusion de la durabilité dans l'Union européenne des marchés des capitaux. L'une des recommandations les plus controversées est la mise en œuvre d'un système commun de classification des activités de placement durable.
  2. Changements dans les normes
    Partout dans le monde, nous avons vu la mise en œuvre de divers codes de gérance et de gouvernance (Stewardship and Governance) depuis 2012. Ces codes régissent les interactions entre les investisseurs et les entreprises dans lesquelles ils investissent, en vue de promouvoir des stratégies de création de valeur à long terme. Le premier Stewardship Code a été introduit au Royaume-Uni en 2012. Les pays asiatiques ont également adopté des codes similaires depuis 2014. Une révision importante a été récemment apportée au code de gouvernance britannique et entrera en vigueur le 1er janvier 2019. Le nouveau code met l'accent sur les relations entre les entreprises, leurs actionnaires, les autres parties prenantes et la culture d'entreprise. Elle appelle à une approche « comply or explain » visant à un reporting de qualité, dans lequel les entreprises devront fournir davantage d'explications dans leur communication et éviter une approche «tick the box».
  3. Orientations clés pour les investisseurs intéressés
    En outre, le rapport « A practical guide to active ownership in listed equity » des Principes des Nations Unies pour l'investissement responsable (UN PRI), publié en février 2018, s'adresse aux investisseurs qui souhaitent s'engager auprès des entreprises. Il présente des mesures concrètes pour faire de l'actionnariat actif un outil efficace pour soutenir la création de valeur à long terme dans les placements en actions cotées en bourse. Comme l'UN PRI est l'initiative la plus pertinente dans le domaine de l'investissement durable, nous espérons que ce rapport aura un impact substantiel.

Toutes ces évolutions réglementaires douces et dures ont favorisé la pratique de l’«Active Ownership».