La Chine face au «démon» Jack Ma

François Savary, Prime Partners

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Voilà plusieurs mois que le feuilleton des tensions entre Jack Ma, le milliardaire chinois, et Xi Jinping alimente les médias financiers.

L’étincelle à l’origine de cette «rivalité» est le discours du propriétaire de Alibaba sur la «mauvaise gestion des risques» par les autorités chinoises, un crime de lèse-majesté aux yeux de l’Empereur rouge.

La réaction ne s’est pas faite attendre: arrêt de l’IPO de Ant, disparition de Jack Ma de la scène médiatique et rumeurs de sa captivité. Alors que les interrogations demeurent sur la liberté de mouvement dont dispose l’un des hommes les plus riches du monde, les annonces récentes sur un accord pour modifier la structure de son groupe ont quelque peu rassuré. Elles démontrent néanmoins un interventionnisme accru des autorités de Pékin pour réguler les «mastodontes» privés des nouvelles technologies dans l’Empire du milieu. Saines mesures pour les partisans d’une réglementation accrue des multinationales de la technologie, interventionnisme dangereux d’un pouvoir effrayé par une potentiel perte de contrôle pour les autres, à chacun son opinion.

Dans une économie capitaliste de marché,
la réglementation est une question légitime.

Le cas du «démon» Ma est, à n’en pas douter, l’expression d’un vrai problème qui ne concerne pas que la Chine. Nul ne peut contester que la question de la gestion du pouvoir des FANG est au cœur de débats fondés sur le rôle excessif de ces sociétés dans nos économies ou encore sur le besoin de prendre des mesures contre le caractère monopolistique ou oligopolistique de ces compagnies; à l’image de Jacques Attali, certains ne cachent plus leur désir d’une action résolue des états européens pour la question avec des mesures concrètes.

Dans une économie capitaliste de marché, la réglementation est une question légitime; le recours à une telle solution relève d’une décision politique à l’issue d’une confrontation d’arguments entre les défenseurs d’un «laissez faire efficace» et ceux qui préfèrent agir pour corriger les imperfections du marché, dont les structures non compétitives sont certainement l’une des plus importantes. Dans un régime de type chinois, l’interventionnisme d’état résulte d’un processus moins «démocratique» dont les tenants et aboutissants sont sujets à de nombreuses questions. Un régime politique, dont les entreprises d’état ne peuvent pas être considérées comme des modèles de structures non monopolistiques, se retrouve nécessairement dans une situation où il doit justifier ses actes lorsqu’il s’attaque au secteur privé; même si les motivations peuvent être totalement valables «économiquement», on ne peut pas éviter que cela suscite des questions sur la nature profonde de la décision de l’intervention, souvent associable à un combat entre une personne devenue trop puissante et un leader ou un pouvoir politique, qui cherche à réaffirmer son autorité.

Il n’y a pas si longtemps que la Russie de Vladimir Putin a eu recours à ce levier, et de quelle manière! Pour ceux qui s’en rappelle encore, Mikhael Khodorkovski, propriétaire de Youkos - société pétrolière à la tête de 20% de la production d’or noir en Russie en 2004 - a vu son empire lui échapper sur une simple décision d’état avant de passer quelques années derrière les barreaux. Oligarque rapace qui n’a eu que ce qu’il méritait pour les uns, victime de la colère vengeresse d’un leader politique qui n’entendait nullement voir son autorité contestée pour d’autres, tous les arguments peuvent être entendus. Il n’en demeure pas moins que sur le plan économique, le cas Youkos n’a certainement pas réduit le pouvoir «oligopolistique» des entreprises pétrolières et minières dans la Russie moderne!

Si le but de Xi Jinping est vraiment de renforcer la compétition
en Chine le combat actuel en vaut la chandelle.

D’une manière générale, la réglementation pour casser le pouvoir excessif des monopoles est une bonne chose, même si certains mettent en exergue le danger que l’intervention étatique ferait peser sur la capacité d’innovation des grands groupes technologiques; ce dernier argument ne doit pas être écarté d’un simple revers de la main.

Voilà pourquoi les motivations qui sous-tendent les actions récentes du pouvoir chinois sont importantes. Certains veulent croire que la Chine a engagé un processus «sain» de réglementation, dont le reste du monde devrait s’inspirer. D’autres n’y voient qu’une affirmation du pouvoir de Pékin contre toute tentative d’affaiblir son autorité; dans ce contexte, Jack Ma ne serait que le moyen personnifié d’émettre un message à l’intention de tout autre candidat à l’opposition contre le sacro-saint pouvoir du parti communiste chinois.

De la politique me direz-vous, on s’en moque.

A ceci près que mettre dans son viseur Jack Ma et le complexe technologique privé chinois, devenu le principal rival à la puissance américaine dans ce domaine, peut produire des conséquences économiques importantes. Au moment où la Chine s’engage dans une phase de vieillissement accéléré de sa population – la chute de la natalité dans l’Empire du milieu l’an dernier ne va pas améliorer la situation – et alors que la croissance potentielle chinoise va mécaniquement ralentir au cours des prochaines années, réduire la capacité d’innovation des entreprises est un risque qui ne doit pas être pris à la légère. Si le but de Xi Jinping est vraiment de renforcer la compétition en Chine le combat actuel en vaut la chandelle. En revanche, si le seul objectif est de diaboliser un entrepreneur au succès indéniable afin de réaffirmer l’autorité d’un leader ou d’un parti, il n’est pas certain que l’économie chinoise en sorte gagnante à moyen terme. 

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