La BCE, les salaires et le gaz

Bruno Cavalier, ODDO BHF AM

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En zone euro, la contribution des prix de l’énergie, en particulier du gaz, dans l’inflation totale est disproportionnée.

Le scénario central de la BCE est qu’il n’y aura pas de hausse de taux avant 2023. Elle l’a répété encore hier en maintenant le statu quo. Il y a quelques mois, c’était aussi la vue de la Fed. Désormais, cette dernière s’apprête à enclencher un cycle régulier de hausse. Pourquoi la BCE resterait-elle passive face au choc d’inflation si tant d’autres banques centrales jugent nécessaire de réagir sans délai? La réponse tient en deux mots: salaires et gaz.

Le marché du travail en zone euro ne connaît pas de tensions de salaires (à la différence des Etats-Unis) et la BCE juge qu’il en sera ainsi sur son horizon de prévision. En outre, elle ne peut pas grand-chose pour peser sur les prix de l’énergie qui sont responsables de l’aggravation récente du risque inflationniste.

BCE: sa patience a des limites mais elles ne sont pas atteintes

A sa réunion du 16 décembre 2021, la BCE a fixé un cap pour sa politique monétaire en 2022. C’était une sorte de «compromis» reflétant les différentes analyses possibles du risque d’inflation et, partant, les diverses sensibilités au sein du Conseil des Gouverneurs. Au total, cela signalait un resserrement monétaire assez modeste sur 2022.

Qu’a-t-on observé depuis? La balance des risques s’est déplacée un peu vers le bas en ce qui concerne l’activité du fait des perturbations dues à Omicron et un peu vers le haut en ce qui concerne l’inflation du fait des incertitudes géopolitiques autour de l’Ukraine et de leurs répercussions sur les marchés de l’énergie. En somme, chaque membre du Conseil Gouverneurs peut camper sur ses positions en attendant la prochaine réunion du 16 mars pour laquelle les projections économiques du staff seront réévaluées.

D’après les contrats de swaps, le marché attend que la BCE remonte ses taux d’environ 25bp d’ici la fin de 2022. C’est certes plus agressif que le message de la BCE, mais guère plus qu’il y a un mois. Par comparaison, il est attendu que la Fed relève ses taux de 125bp en 2022, vs +75bp au début janvier. Puisque ces deux banques centrales sont confrontées à une hausse plus forte et plus durable que prévu de l’inflation, on ne peut manquer de s’interroger sur la différence de leurs réactions.

Les entreprises peuvent avoir des difficultés à recruter dans divers secteurs mais il ne semble pas qu’il y ait une pénurie de main-d’œuvre dans l’ensemble de la zone, en tout cas pas au même degré qu’aux Etats-Unis.
Bien analyser le risque d’inflation

L’écart de réaction entre la BCE et la Fed tient avant tout à l’analyse du risque d’inflation. En zone euro, la contribution des prix de l’énergie, en particulier du gaz, dans l’inflation totale est disproportionnée. C’est l’exemple type d’un choc exogène face auquel la BCE n’a aucune prise. Durcir la politique en réponse à un choc énergétique risque d’être pire que le mal. Toutefois, la banque centrale doit aussi évaluer si ce choc ne modifier pas les anticipations d’inflation des ménages à moyen terme et, ce faisant, leurs revendications salariales.

L’évolution des salaires reflète les conditions du marché des services de travail. Quelle est la situation présente? Aux Etats-Unis comme en zone euro, le taux de chômage, après avoir bondi au printemps 2020 lors du grand confinement, est vite redescendu pour retrouver peu ou prou le niveau pré-crise, respectivement au voisinage de 4% et 7%, niveaux qu’on peut associer à des zones de plein-emploi ou proches du plein-emploi. Un examen plus minutieux montre néanmoins des écarts dans la situation de ces deux marchés du travail. Aux Etats-Unis, le choc de la pandémie a provoqué une baisse de la participation. Le volume des heures de travail est le même qu’à la fin 2019, mais l’offre de travail est plus faible qu’il y a deux ans du fait des départs en retraite anticipés, du tarissement des flux migratoires, et de la baisse de participation des mères de famille. Cela implique que les employés en poste ont, toutes choses égales par ailleurs, un fort pouvoir de négociation. En zone euro, face au choc de la pandémie, les entreprises ont gardé leurs employés mais réduit leur durée effective. La participation n’a pas baissé. Les entreprises peuvent avoir des difficultés à recruter dans divers secteurs mais il ne semble pas qu’il y ait une pénurie de main-d’œuvre dans l’ensemble de la zone, en tout cas pas au même degré qu’aux Etats-Unis.

Des tensions salariales inégales

La conséquence est que les tensions salariales diffèrent entre les deux zones, elles sont fortes aux Etats-Unis, quasi-inexistantes en zone euro. Ici s’imposent quelques précisions statistiques. Plusieurs pays européens ont des séries mensuelles de salaires, dont l’Allemagne, mais la vue d’ensemble pour la zone n’est disponible qu’à fréquence trimestrielle. Cela retarde la détection des points d’inflexion. De plus, plusieurs de ces données ont subi des distorsions durant la pandémie. Ainsi, le coût horaire de travail a bondi en 2020 du fait de la baisse de la durée du travail mais, en retour, il s’est effondré en 2021. A l’opposé, la rémunération par employé a chuté à la mi-2020 mais s’est reprise ensuite. La raison en est que les systèmes d’activité réduite type Kurzarbeit mis en place durant la pandémie ont substitué aux salaires payés par les entreprises des transferts payés par l’Etat. C’est indifférent pour le salarié, pas pour la comptabilité nationale. En moyenne sur deux ans (pour lisser le choc), ces données de salaires évoluent sur leur tendance pré-crise. Une autre statistique ne présente pas ce genre de distorsions, c’est l’indice des salaires négociés. Même si son champ est plus restreint, la BCE le surveille de près, de même que la Bundesbank dans le cas de l’Allemagne. La progression des salaires négociés a ralenti sur la période récente.

Avec une économie européenne qui est censée poursuivre sa reprise à un rythme ralenti en 2022-2023 par rapport à 2021, le marché du travail n’a pas de raison de basculer d’un coup en forte tension. Les salaires sont plus inertes qu’aux Etats-Unis vu la plus grande rigidité du marché du travail. Les projections de la BCE sur le salaire par tête en zone euro ou celles de la Bundesbank sur le salaire négocié en Allemagne indiquent une accélération sur les deux prochaines années dans des proportions modérées. En Allemagne, le coût unitaire du travail qui rapporte les salaires aux gains de productivité est prévu en hausse de 0,2% en 2022 et 1,3% en 2023. En 2021, les négociations sectorielles n’avaient pas signalé que les syndicats allemands avaient pris la haute main sur le résultat final au détriment des entreprises. Trois branches importantes auront leur négociation en 2022 (la chimie en mars, la métallurgie en septembre, le secteur public en décembre). Ce seront là des points d’attention pour l’appréciation du risque d’inflation salariale.

Inquiétudes sur le pouvoir d’achat

Dans la zone euro, la question qui taraude les ménages ces derniers temps est celle des pertes de pouvoir d’achat suite à l’envolée des prix de l’énergie. Les dépenses pour se chauffer ou faire le plein de son véhicule sont incontournables et répétées, ce qui tend à amplifier la perception du choc d’inflation. Le climat est propice à réclamer une compensation. Dans plusieurs pays, le salaire minimum a été ou sera réévalué, soit en fonction d’une formule d’indexation partielle sur l’inflation (France), soit en application d’un programme de gouvernement (Espagne). Une fois n’est pas coutume, le cas extrême est l’Allemagne, avec une hausse programmée du salaire de base de l’ordre de 25% d’ici la fin 2022. Cette mesure est exceptionnelle, il va sans dire. A ce stade, la Bundesbank juge que son impact sur les salaires serait un peu plus faible que lors de l’introduction du salaire minimum en 2015. A l’époque, cela avait été un choc de 0,5 point (l’impact final sur l’inflation n’étant que de 0,1 point). Cette estimation est toutefois donnée avec prudence car il est difficile de prévoir si la stimulation des bas salaires aura en retour un effet négatif sur l’emploi ou un effet positif sur les salaires plus élevés.

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