L'état d'exception de la Fed

John B. Taylor, Université de Stanford

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Le marché fonde ses estimations des taux futurs sur l'espoir que l’écart de la Réserve fédérale des règles de politique monétaire va se maintenir.

©Keystone

Depuis quelques mois, un nombre croissant d'observateurs économiques font part de leurs inquiétudes au sujet de l'augmentation de l'inflation aux Etats-Unis. Une grande partie des commentaires (dont le mien) portent sur la poursuite apparente par la Réserve fédérale américaine d'une politique monétaire laxiste face à la hausse des prix. Malgré une forte augmentation du taux de croissance monétaire, la banque centrale est toujours engagée dans un programme d'achat d'actifs à grande échelle (à hauteur de 120 milliards de dollars par mois) et elle maintient le taux des fonds fédéraux autour de 0,05 à 0,1%.

Ce taux est exceptionnellement bas par rapport à des périodes similaires de l'histoire récente. Pour comprendre ce que cela a d'exceptionnel, il suffit de consulter le Monetary Policy Report, le rapport de politique monétaire de la Fed du 9 juillet 2021, qui contient des règles politiques étudiées de longue date qui prescrivent en principe un taux directeur plus élevé que le taux actuel. L'une d'entre elles est la «règle de Taylor» selon laquelle la Fed doit fixer son taux cible des fonds fédéraux en fonction de l'écart entre l'inflation réelle et l'inflation ciblée.

La Fed insiste sur le fait que la hausse actuelle de l'inflation est un sous-produit temporaire de l'effet de la pandémie sur l'inflation l'année dernière.

La règle de Taylor, exprimée sous la forme d'une équation simple, a bien fonctionné depuis que l'on s'y est conformé au fil des ans. Si l'on introduit le taux d'inflation actuel des quatre derniers trimestres (environ 4%), l'écart entre le PIB et son potentiel pour le deuxième trimestre de 2021 (environ 2%), un taux d'inflation cible de 2% et un taux d'intérêt d'équilibre de 1%, on obtient  un taux désiré des fonds fédéraux de 5%.

En outre, la règle de Taylor implique que même si le taux d'inflation chutait à 2% d'ici la fin de cette année (ce qui serait bien inférieur à la plupart des prévisions) et que la production économique atteignait son potentiel, le taux des fonds fédéraux devrait encore être de 3%. C'est loin du niveau proche de zéro suggéré par les orientations prospectives de la Fed.

Comme ces calculs utilisent le taux d'inflation moyen au cours des quatre derniers trimestres, ils sont cohérents avec une forme de «ciblage de l'inflation moyenne» que la Fed elle-même a approuvé l'été dernier. Ils sont également conformes au taux d'intérêt d'équilibre suggéré récemment par la Fed de 1%, plutôt qu'au taux de 2% qui a toujours été utilisé. Si ce dernier avait été utilisé, l'écart entre le taux directeur conforme à la règle et le niveau réel du taux des fonds serait encore plus grand.

Ces niveaux supérieurs possibles pour le taux des fonds fédéraux sont largement ignorés dans les débats rapportés par la Fed. Au lieu de cela, la Fed insiste sur le fait que la hausse actuelle de l'inflation est un sous-produit temporaire de l'effet de la pandémie sur l'inflation l'année dernière. Ceux qui défendent sa position actuelle soulignent que les taux d'intérêt du marché sur les obligations à long terme restent très bas. Sur les avoirs du trésor réputés sûrs, le rendement sur cinq ans est seulement de 0,81% et le rendement sur dix ans est seulement de 1,35% - ce qui est bien inférieur aux taux suggérés par la règle de Taylor lorsqu'ils sont pondérés sur ces échéances. Compte tenu de ces facteurs, de nombreux commentateurs affirment ne pas être inquiets : les marchés sont probablement rationnels quand ils prévoient des taux bas. 

La situation actuelle est similaire à celle de 2004 lorsque Greenspan avait parlé d’un «casse-tête».

Le problème de cette façon de penser, c'est que les taux bas à long terme sont probablement causés par la propre insistance de la Fed à maintenir des taux bas aussi longtemps que possible. Comme Josephine M. Smith et moi-même l'avons démontré dans une étude de 2009, il y a une «structure des échéances des règles de politique» à prendre en compte. En fait, la règle de politique pour les obligations à plus long terme dépend de la règle de politique pour le taux des fonds fédéraux à beaucoup plus court terme, tel que les gens sur le marché le perçoivent. Si la Fed convainc le marché qu'elle gardera des taux bas, la structure des échéances des taux d'intérêt impliquera des taux à plus long terme plus bas.

La situation actuelle est similaire à celle de 2004, lorsque le président de la Fed de l'époque, Alan Greenspan, a remarqué que les rendements des bons du Trésor sur dix ans ne semblaient pas liés à des changements dans le taux des fonds fédéraux. Il a qualifié cela de «casse-tête» parce que le taux d'intérêt réel à court terme n'entraînait pas une augmentation aussi importante des taux d'intérêt à long terme, comme cela était prévu en se fondant sur l'expérience passée. Le durcissement de la politique monétaire n'a pas eu autant d'effet sur les taux à plus long terme par rapport aux périodes précédentes de durcissement.

Au cours de cette période, le taux des fonds fédéraux a significativement dévié par rapport aux prévisions de la réponse typique de la Fed, comme c'est le cas actuellement. Lorsque le taux réel des fonds fédéraux a dévié de manière significative par rapport au niveau suggéré par les règles politiques, la réponse des taux d'intérêt à court terme à l'inflation semblait être beaucoup plus faible, du moins du point de vue des acteurs du marché qui tentaient d'évaluer la politique de la Fed. En outre, une telle perception d'un coefficient de réponse plus faible à la règle politique aurait pu conduire les acteurs du marché à s'attendre à une réponse plus faible des taux d'intérêt à long terme par rapport à l'inflation et donc à une baisse des taux d'intérêt à long terme.

Aujourd'hui, il semble que la Fed s'écarte des règles de politique monétaire. Elle a ouvert sa propre voie en matière d'orientations prospectives et le marché fonde ses estimations des taux futurs sur l'espoir que cet écart va se maintenir. Mais l'histoire nous enseigne que cette situation ne pourra pas perdurer indéfiniment. En fin de compte, la Fed devra revenir à une règle politique et quand elle le fera, le casse-tête disparaîtra de lui-même. Plus tôt cela arrivera, plus la reprise sera fluide. Il est encore temps de s'ajuster et de revenir à une règle politique, mais le temps nous est compté.

Copyright: Project Syndicate, 2021.
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