Inflation: ni bonne, ni brute, mais truande?

Michel Girardin, Université de Genève

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Après avoir infecté la croissance de l’économie mondiale, le Covid-19 va-t-il déclencher le virus de l’inflation?

Inflationniste ou déflationniste le Covid-19? Le débat fait rage. Mais de quel type d’inflation parle-t-on ? Pour reprendre les fameuses visions de Tuco, le truand dans le film culte de Sergio Leone, le monde de l’inflation se divise en deux catégories: celle qui est liée à une croissance effrénée de l’économie et une autre, qui émane d’une hausse des coûts de production. Il en est une troisième, aussi improbable qu’abominable.

Après avoir infecté la croissance de l’économie mondiale, le Covid-19 va-t-il déclencher le virus de l’inflation? Cela paraît difficile à envisager, vu l’ampleur inégalée de la récession au niveau mondial. En Suisse, ce serait même de désinflation (diminution d’un taux d’inflation qui reste positif), voire même de déflation (taux d’inflation négatif et chute de l’activité économique) qu’il conviendrait de parler.

Dans les manuels d’économie politique, il est principalement question de deux types d’inflation : la bonne et la brute. C’est oublier la truande, qui mérite bien son appellation. Mais reprenons.

La bonne inflation, c’est celle dont nous rêvons. Et pour cause. La surchauffe qui fait grimper les prix, nous la trouvons dans les économies qui flambent. Les consommateurs dépensent à tout va, les producteurs n’arrivent pas à suivre leur frénésie d’achats et … les prix prennent l’ascenseur. Rien de plus facile pour une banque centrale que de lutter contre ce type d’inflation. Il suffit d’augmenter les taux d’intérêt jusqu’à ce que les consommateurs mettent un genou à terre et soient guéris de leur fièvre acheteuse. De la bonne inflation, on en trouvait en abondance dans les années 1970. Aux Etats-Unis, le taux de chômage a passé une bonne partie de cette décennie sous le NAIRU[1], ce seuil de plein emploi, réputé non inflationniste. C’était la fin des «30 glorieuses» qui ont marqué l’Après-guerre, lorsque la croissance du PIB allait plus vite que l’augmentation de la dette gouvernementale, dont le poids en termes réels était contenu par … l’inflation. Sauf qu’un peu d’inflation c’est bien, mais trop c’est trop: à 10%, le seuil de tolérance a été franchi en 1979, et la Réserve fédérale est entrée dans la valse des augmentations massives de taux d’intérêt. Ils vont atteindre 19% (oui… vous avez bien lu: 19%!) en 1982 et l’inflation, la bonne, en sera terrassée.

Viens ensuite la brute, d’inflation : celle qui est liée aux tensions…  du brut, précisément. Le pétrole est le facteur sous-jacent principal derrière les variations des coûts de production. Ces tensions peuvent intervenir dans une économie faiblarde, bien distincte du plein emploi qui caractérise la surchauffe. Il suffit qu’un cartel des producteurs de pétrole décide de quadrupler le prix du baril d’un jour à l’autre pour que les prix s’envolent.[2] Faut-il mener une politique monétaire restrictive pour contrer ce type d’inflation? Assurément pas, c’est une hérésie! Augmenter les taux d’intérêt, alors qu’un pays connaît une situation de demande domestique insuffisante et que les consommateurs subissent le contrecoup du renchérissement du prix à la pompe? C’est le meilleur moyen de provoquer une récession, et c’est exactement ce qui s’est produit avec les durcissements intempestifs de la Fed suite aux chocs pétroliers des années 1970. Durant cette période, il était relativement facile de pouvoir distinguer la bonne inflation de la brute. Le prix du brut était largement dans les mains de l’OPEP qui en contrôlait plus de la moitié de la production, au niveau mondial. Avec le schiste américain, et, surtout, l’ouverture de la Chine sur le commerce international dans les années 2000, les variations du prix du pétrole sont devenues toujours plus endogènes. Aujourd’hui, les tensions inflationnistes issues du prix du baril vont souvent de pair avec les cycles conjoncturels. Mais pas toujours : en témoignent les négociations entre l’Arabie saoudite et la Russie visant à réduire la production de pétrole pour enrayer la chute de son prix.

Reste la moins catholique des trois, la truande. Elle surgit de nulle part et sévit là où les alternatives font défaut. Vous êtes partis visiter la Vallée des Rois en Égypte à vélo par 45 degrés à l’ombre? Ne soyez pas surpris d’y payer 8 dollars la bouteille d’eau. Petite, bien sûr. La truanderie, c’est aussi possible lors d’événements ponctuels, comme le passage à l’euro. Je me souviens des longues discussions entre économistes à la fin des années 90 pour savoir s’il valait mieux arrondir les prix à la deuxième ou troisième décimale. Au final, beaucoup de commerçants se sont simplifié la tâche. Un café coûtait 1000 lires en Italie? Il faut désormais débourser 1 euro. Au taux de conversion de 1936 lires pour 1 euro, le prix du petit noir a pratiquement doublé.

Mais surtout, l’inflation truande naît d’une émission excessive de monnaie, visant à financer les déficits de l’État. C’est la plus terrible des trois types d’inflation, car elle se manifeste sans crier gare et, surtout, peut se muer en hyperinflation. L’Allemagne en 1923, la Hongrie en 1946, le Zimbabwe en 2008 et … aujourd’hui : le mois dernier, le Zimbabwe a connu un taux d’inflation de 785% ! Au total, le XXème siècle a connu vingt-neuf cas d’hyperinflation, où les prix pouvaient aller jusqu’à doubler toutes les vingt-quatre heures. La trentième période d’hyperinflation connue remonte à la Révolution française, sous le régime des «assignats», une monnaie papier à la valeur plongeante que les commerçants se devaient d’accepter sous peine d’amende, puis de prison, voire de peine de mort en cas de récidives.

Ces 30 périodes d’hyperinflation connues ont une double caractéristique commune: elles ont, d’une part, eu lieu sous des régimes monétaires «discrétionnaires», où la monnaie est émise par une autorité centrale sans limite aucune, contrairement à celles qui prévalent sous les régimes de l’étalon-or. D’autre part, l’hyperinflation est toujours apparue dans des pays où les finances publiques étaient en piètre état. Historiquement, la monétisation de la dette gouvernementale a été chaque fois la cause première d’hyperinflation.

L’inflation «truande» naît d’une augmentation de la vitesse de circulation de la monnaie, et ce, pour une raison très simple: la monnaie a cessé d’être fiduciaire parce que ses utilisateurs ont perdu la confiance («fiducia» veut dire «confiance» en latin et … italien) dans sa valeur au fur et à mesure que la quantité de monnaie émise par la banque centrale a pris l’ascenseur, financement de la dette publique oblige. Le cash est rapidement converti en biens de première nécessité, de peur de voir leur prix augmenter, une spirale qui devient rapidement auto-réalisatrice.

D’aucuns argumentent que l’hyperinflation naît de la dévaluation d’une monnaie vis-à-vis de ses pairs. Et qu’attendu que tous les Etats doivent aujourd’hui payer la facture du Covid-19, le recours aux banques centrales pour ce faire est forcément indolore. Pas de dévaluation monétaire, donc pas de risque d’hyperinflation? Personnellement, je n’y crois pas trop. C’est vrai que nous n’avons jamais connu dans l’Histoire de période d’hyperinflation mondiale. Mais imaginez que cette monnaie «hélicoptère» dont on parle beaucoup aujourd’hui soit effectivement mise en œuvre presqu’exclusivement par de l’argent qui tombe du ciel, et ce , partout dans le monde, à l’instar du chèque de 1000 dollars que le président Trump a envoyé à chaque citoyen américain.  Quel serait votre premier réflexe? Pour ma part, je m’empresserai de convertir cette manne en biens et services réels, contribuant ainsi à leur renchérissement.

Partout dans le monde, les banques centrales font exploser la masse monétaire. Au sein des pays développés, celle-ci a quintuplé depuis la crise de 2008. Depuis l’apparition du Coronavirus, le bilan de la Fed est passé de 4000 à plus de 7000 milliards de dollars. Les banques centrales se sentent encouragées par l’absence de conséquences inflationnistes de leurs politiques ultra-expansives.

Mais gare, l’inflation truande, c’est comme la bouteille de ketchup que l’on secoue désespérément sur son assiette. Inattendu, l’épilogue est souvent brutal.

Au fait… si vous ne l’avez pas déjà fait pendant le confinement, je vous invite à voir ou revoir le film Le bon, la brute et le truand. Sans trop vouloir jouer les «spoilers» qui vous racontent la fin du film dans ce cimetière de Sad Hill devenu lieu culte de tous les cinéphiles passionnés de Western spaghettis, laissez-moi tout de même vous dire que le bon Clint Eastwood repart évidemment vivant du duel entre les 3 vedettes, mais … qu’entre la brute et le truand, ce n’est pas celui que l’on pourrait croire qui finit dans la tombe.

 

 

[1] Non Accelerating Inflation Rate of Unemployment, soit le taux de chômage qui prévaut lorsque l’économie est au plein emploi, sans connaître de pressions inflationnistes.
[2] Le 23 décembre 1973, l'OPAEP décide de doubler le prix du pétrole brut à 11,6 dollars le baril. Un mois plus tard, le prix du baril sera de quatre fois supérieur à ce qu'il était un an auparavant.

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