Gaz: comme si la guerre n’avait jamais eu lieu

Levi-Sergio Mutemba

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Du gaz naturel liquéfié américain et quelques degrés Celsius de plus que prévu maintiennent les prix à des niveaux précédant l’invasion de l’Ukraine.

©Keystone

Les craintes d’une explosion des prix du gaz ne se sont pas matérialisées. Au contraire. Ceux-ci ont fortement chuté. En Europe comme aux Etats-Unis. A 54-56 euros/MWh, le Natural Gas EU Dutch TTF se situe à des niveaux proches de septembre 2021. Cinq mois avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Et perd plus de 25% depuis le début de l’année. Tandis qu’aux Etats-Unis, il faut remonter jusqu’au printemps 2021 pour retrouver des niveaux similaires (2,5 dollars/MMBtu) pour le gaz livré au Henry Hub. Les prix ont été pratiquement divisés par 6 et 3,5 fois, respectivement, depuis leurs pics de fin août 2022. Les perspectives pour 2023 demeurent globalement baissières.

Des deux côtés de l’Atlantique, la douceur persistante de l’hiver explique en grande partie la chute de cours. Les besoins en chauffage sont limités. Par conséquent, pas besoin de trop puiser dans les stocks. Dans le cas particulier de l’Europe, le gaz naturel liquéfié (LNG) a également joué un rôle significatif. Il a pu au moins partiellement compenser la suppression de 80% de l’approvisionnement en gaz russe. «Dès le début de la guerre en Ukraine, les acheteurs européens ont cherché des sources d’approvisionnement alternatives pour remplacer le gaz russe, dont le gaz américain, aux dépens, parfois, des sources qataris», explique David-Michael Lincke, Head of Portfolio Management chez Picard Angst, basé à Pfäffikon (Zurich).

De fait, les importations de LNG par l’Union européenne avaient déjà augmenté de 70%, en rythme annuel, sur les huit premiers mois de l’année 2022, d’après le dernier Gas Market Report de l’Agence Internationale de l’Energie (IEA). En outre, combler les besoins gaziers européens s’est fait au détriment d’autres régions demandeuses de gaz. Telles que l’Asie. «Certaines livraisons initialement prévues à destination d’acheteurs non Européens ont en effet été réacheminées vers le Vieux Continent, où les prix de vente sont plus élevés», observe David-Michael Lincke.

«Le marché des matières premières se distingue des marchés actions en ce qu’il ne reflète pas l’avenir.»

Qui cite le Pakistan et le Bangladesh, qui s’attendaient à des livraisons de LNG l’an dernier. «Ils ne les ont tout simplement pas reçues, provoquant des coupures de courant dans ces deux pays.» Ces réacheminements ont du reste occasionnés des indemnités pour rupture de contrat versées par les vendeurs. «Mais elles n’ont que peu pesé dans la balance, face aux niveaux des prix européens», constate l’expert de Picard Angst. Qui ajoute que l’excédent de gaz accumulé en Chine avant sa réouverture a également permis de les réacheminer à destination de l’Europe.

Aux Etats-Unis, à un hiver doux s’ajoute une hausse constante de la production. «Ce qui explique la corrélation particulièrement forte, et atypique en cette période de l’année, qui existe actuellement entre le Henry Hub et le TTF», souligne David-Michael Lincke. En termes de perspectives, la véritable inconnue reste toutefois l’impact qu’aura la réouverture de l’économie chinoise. Celle-ci pourrait toutefois prendre un certain temps, dès lors que Pékin cherchera probablement d’abord à endiguer la vague d’infections de covid qui s’étend dans le pays.

«Le marché des matières premières se distingue des marchés actions en ce qu’il ne reflète pas l’avenir, mais le moment présent», rappelle David-Michael Lincke. «C’est un marché spot par excellence. Autrement dit, les prix ne devraient pas augmenter avant qu’un excédent de la demande se matérialise, car nous n’envisageons pas que la production globale baisse de sitôt», souligne le gérant de portefeuille. Qui note, par ailleurs, que les risques haussiers pour les prix n’ont pourtant pas manqué.

«Nous devrons peut-être patienter encore quelques temps avant que les exportations de LNG ne reprennent.»

Quelques jours avant les fêtes de Noël, une tempête hivernale avait en effet causé d’importantes perturbations logistiques, notamment dans le transport gazier. Début juin, l’explosion du site de liquéfaction texan du groupe Freeport LNG aurait pu introduire de fortes incertitudes sur le marché. Il s’agit en effet du deuxième exportateur américain de LNG. «Pourtant, les prix n’ont pas durablement augmenté suite à ces événements, ce qui reflète bien la perception selon laquelle la production demeure effectivement solide», poursuit David-Michael Lincke.

En Europe, si les stocks de gaz naturel ont quelque peu cédé du terrain, ils devraient être suffisants pour faire face à un éventuel retour du froid. D’un niveau d’un peu plus de 80% il y a encore quelques jours, ces stocks sont actuellement pleins à 77%. «Autrement dit, un chiffre qui se situe dans le haut de la fourchette moyenne de 5 ans», précisent les analystes d’ING dans leur Commodities Feed du 18 janvier. Un autre facteur suggérant une persistance de la pression baissière sur les prix est la réactivation attendue du site de liquéfaction de Freeport LNG. Après le retard pris dans les réparations, le groupe doit toutefois obtenir les autorisations nécessaires à la reprise de l’exploitation. «Nous devrons peut-être patienter encore quelques temps avant que les exportations de LNG ne reprennent», estiment les analystes d’ING.

«Réaliser la transition en se rendant indépendant de la Russie ne sera pas facile.»

Selon le site d’information professionnel Natural Gas World (NGW), Freeport LNG serait «la clé» pour une amélioration de l’approvisionnement de LNG à travers l’Atlantique. «Mais les récentes annonces suggérant de plus grandes exigences de formation du personnel, ainsi que la période d’attente d’approbation des autorisations d’exploitation font naître un risque de retard «jusqu’à fin février au plus tôt». NGW attire l’attention sur le fait que «chaque semaine de retard revient à retirer environ quatre cargos hors du marché». De quoi limiter l’ampleur d’éventuels mouvements baissiers des prix.

Enfin, selon Justin Thomson, Chief Investment Officer (CIO) de l’International Equity chez T. Rowe Price, la crise du gaz, loin de résorber, ne ferait que commencer. «Réaliser la transition en se rendant indépendant de la Russie ne sera pas facile», insiste-t-il dans sa note du 16 janvier. Attirant l’attention sur le fait que le gaz russe représente toujours plus de 40% du gaz européen stockés pour l’hiver en cours.

«Pour faire court, si l’Europe possède environ 50 milliards de mètres cubes de stocks de gaz pour passer le printemps, elle aura à nouveau besoin d’obtenir de très grandes quantités de LNG pour tenir jusqu’au printemps 2024», poursuit Justin Thomson. Ce qui équivaut à attirer vers soi 30% du marché mondial du gaz liquéfié. Or cela s’avérera difficile, dès lors que la production et les exportations américaines sont déjà à leur maximum de capacités. «Même si les exportations américaines devaient croître dans des proportions suffisantes, il n’en demeure pas moins que les capacités de traitement européennes sont limitées», conclut Justin Thomson.

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