C’est parti!

Martin Neff, Raiffeisen

4 minutes de lecture

Plus les branches économiques seront nombreuses à retrouver un fonctionnement normal, plus les dommages économiques pourront être atténués.

Après avoir scruté des semaines durant et commenté quotidiennement les nombres de cas, les taux de mortalité et les nouvelles contaminations, la discussion s’éloigne du virus lui-même pour se focaliser sur ses conséquences économiques, politiques et même sociétales, à l’occasion des premiers assouplissements de l’état d’urgence dans certains pays. Le vent a tourné et même en Suisse les critiques se multiplient dans les milieux dits favorables à l’économie, qui estiment que le lockdown va au-delà du but recherché et cause plus de dégâts économiques qu’il n’a d’intérêt sanitaire. Cela n’a rien d’étonnant, car jour après jour les conséquences économiques sont de plus en plus concrètes et se situent à la marge inférieure des fourchettes de prévisions actuelles, comme en attestent les premières données.

Au premier trimestre, l’économie chinoise a par exemple subi une contraction massive de -9,8% par rapport au trimestre précédent, la croissance annuelle en Chine s’est effondrée de +6,0% à -6,8%. La première baisse officielle depuis 1976.

Avec la relance progressive de l’économie, les chiffres pour le dernier mois du trimestre révèlent certes une reprise pour l’industrie par rapport à l’effondrement précédant. En mars,la  production industrielle et les exportations n’accusait plus un retard si important par rapport aux valeurs de l’année précédente. Mais une nouvelle séance de rattrapage en avril semble toutefois improbable, compte tenu de l’effondrement de la demande mondiale.

Alors que la Chine a engagé les premiers assouplissements dès la mi-mars, dans de nombreux autres pays l’économie n’a vraiment ralenti qu’à partir de la deuxième quinzaine de mars. Cela a toutefois suffi pour un fort recul du PIB au premier semestre. Aux Etats-Unis, la production dans l’industrie manufacturière en mars a chuté de -6,3% par rapport au mois précédent, sa plus forte baisse depuis la Seconde guerre mondiale, bien que l’activité ait encore été quasi-normale au début du mois.

La production automobile a subi la plus forte baisse avec -35%. De façon similaire, l’effondrement des ventes de voitures a été l’un des principaux moteurs de la chute mensuelle brutale des chiffres d’affaires du commerce de détailde -8,7%. Parallèlement, les ventes des stations-services, des magasins de meubles et de vêtement et bien sûr des restaurants se sont également effondrées. En Europe, il faut s’attendre à un carnage similaire de la performance économique. Même si les conséquences sur le marché du travail ne devraient pas y être immédiatement aussi visibles qu’aux Etats-Unis, le revers économique devrait conforter le camp qui se prononce depuis un certain temps en faveur d’un retour rapide à la normalité.

Comme nous l’avons vu, cela vaut également pour la Suisse.

Ce n’est que le début, non la fin

D’un point de vue économique, les comptes sont simples. Plus les branches économiques seront nombreuses à retrouver un fonctionnement normal au cours des prochains jours, semaines ou mois, plus les dommages économiques pourront être atténués. Les brèches taillées par le virus dans les chiffres de vente sont déjà irréversibles. Les chemins de fer de montagne, les hôtels, les agences de voyage, les compagnies aériennes, les  magasins de chaussures, les coiffeurs et la gastronomie dans son ensemble ainsi que le secteur du divertissement et de la forme ont subi des baisses de chiffre d’affaires comprises entre 65% et 95% depuis la mi-mars. Un retour immédiat à la «normale» ne permettrait même pas de sauver l’année dans ces branches, même avec des effets de rattrapage et un dynamisme particulier durant le reste de l’année.

A ce jour, on peut estimer que le lockdown a déjà coûté au moins 30 milliards de francs à l’économie suisse. Cela représente près de 5% du produit intérieur brut. Quotidiennement, quelque 1500 personnes s’inscrivent au chômage auprès des offices régionaux de placement. En mars, le taux de chômage est passé de 2,5% à 2,9%, soit une progression de plus de 23'000 personnes et ce bien que le shutdown n’ait été ordonné en Suisse que le 16 mars. Plus de 1,5 million d’actifs se sont inscrits au chômage partiel, soit un bon tiers de tous les salariés de Suisse.

Dans le canton particulièrement touché du Tessin cela concerne près de 50% de tous les salariés. Ces chiffres sont en effet dévastateurs. On peut donc comprendre que des voix s’élèvent pour exiger d’endiguer cette chute aussi vite que possible, mais il serait illusoire de croire que nous retrouvions ne serait-ce qu’un semblant de «normalité» cette année ou même l’année prochaine. L’être humain a certes le don d’oublier vite, mais il ne se défera sans doute pas du jour au lendemain de cet état de paralysie et d’impuissance, de ce mélange d’ennui et de peur ainsi que de la nouvelle lenteur. Il n’est pas exclu que nous soyons non seulement éprouvés mais aussi changés à l’issue de la crise du coronavirus, quelle que soit la date à laquelle elle se terminera. 

Nous devrions alors être nombreux à nous poser la question du sens. Toutes nos habitudes de consommation et pas seulement les sorties ou les voyages (lointains) sont actuellement à l’épreuve et je crois de moins en moins à la restauration de la normalité que tant de personnes souhaitent ou réclament avec véhémence. Car ces dernières semaines et sans doute aussi les nombreuses semaines qui nous attendent encore nous montrent qu’il y a aussi d’autres solutions que la «normalité» et que bien des choses auxquelles nous étions habitués et qui nous paraissaient évidentes ne sont au fond pas si indispensables. La renonciation à l’une ou l’autre valeur matérielle pourrait être le fruit de ces nouvelles expériences et la redécouverte de valeurs immatérielles, telles que la proximité sociale, les liens familiaux, l’approfondissement des relations existantes au lieu de l’accumulation de contacts superficiels.

La fin de l’état d’urgence pourrait donc aussi sonner le début d’une nouvelle ère - qui peut le savoir? 

Normal? 

A propos de normalité - comment celle-ci se définit-elle? Est-il normal que les banques centrales gonflent leurs bilans, rachètent une grande partie des marchés financiers, interviennent sur les marchés de change et introduisent un régime de taux zéro voire négatifs induisant un formidable processus de redistribution? Est-il normal que les dettes publiques échappent à tout contrôle? Est-il normal que des économies ultra développées, prospères mais vieillissantes maintiennent le cap de la croissance à tout prix, alors que la plupart d’entre nous avons déjà bien plus qu’il n’en faut? Est-ce vraiment cette situation que nous espérons tous retrouver rapidement? Ou ce choc exogène induit par l’économiste Corona provoquera-t-il un changement de paradigme?

Dans la théorie économique, ce sont précisément de tels chocs exogènes qui peuvent faire vaciller, voire renverser un système économique conventionnel. Ne sommes-nous pas justement en train d’apprécier ce qui est nécessaire et de percevoir ce qui est superflu comme tel, puisqu’il n’est finalement pas si difficile d’y renoncer? Une vie sans vacances à Bali est également possible et même sans projets de vacances pour l’automne. La lenteur ne doit pas être synonyme d’un manque de dynamisme, mais peut peut-être aussi être le signe d’une plus grande durabilité, dont nous aimons tant parler. Le sur-tourisme, les nuisances aériennes, la paralysie du trafic automobile, la pollution environnementale font également partie de cette «normalité» tant souhaitée. Voulons-nous vraiment que tout redevienne comme avant ou ne pourrions-nous pas nous contenter de moins, mais qui soit plus essentiel? Je suis impatient de connaître notre réponse à la crise. D’ici là, je dors un peu plus longtemps que d’habitude le matin, car je ne me rends plus au travail et je ne suis plus réveillé par le bruit des avions.

A lire aussi...