Activité partielle, un airbag pour survivre au crash économique

Bruno Cavalier, ODDO BHF AM

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Comment faire pour qu’un choc si violent laisse le moins de trace durable sur le marché du travail?

© Keystone

En Europe et aux États-Unis, le confinement a réduit d’environ un tiers le niveau moyen d’activité, de beaucoup plus (80-90%) dans certains secteurs intensifs en main-d’œuvre (construction, restauration), Des dizaines de millions de salariés sont affectés. Plusieurs dispositifs ont été créés ou étendus afin de favoriser l’activité partielle (Europe) ou inciter les firmes à réembaucher leur personnel une fois le confinement levé (États-Unis). Cela devrait limiter la hausse du chômage, mais non l’empêcher totalement.

Réduire le nombre des heures travaillées plutôt que les effectifs

Question: qu’il y a-t-il de pire qu’une récession très sévère? Réponse: une récession très sévère et très longue. Le choix entre ces deux situations pourrait bien se jouer sur le marché du travail. La chute d’activité résultant de la mise en sommeil de l’économie sera la plus forte de l’histoire moderne, c’est une chose certaine désormais, mais une fois le confinement levé, on peut espérer que l’activité rebondisse fortement. Pour cela, les entreprises devront disposer de la main-d’œuvre nécessaire sans avoir à engager des coûts de recherche. Autrement dit, il faut les inciter à garder leurs effectifs, même s’ils sont provisoirement excédentaires, et faire en sorte que leurs charges de main-d’œuvre soient couvertes par des transferts publics. Plusieurs pays européens se sont engagés dans cette voie dans la crise actuelle dans l’espoir de préparer au mieux les conditions de remise en route de l’économie.

L’expérience de 2008-09 – La politique de préservation de l’emploi est inspirée par l’expérience de la précédente crise. On avait alors constaté que les pays ayant financé la réduction du volume des heures travaillées avaient atténué l’envolée du chômage et, ce faisant, étaient sortis de récession dans de meilleures conditions. Le cas typique fut l’Allemagne. Sur la période 2008-09, l’Allemagne est, parmi les pays développés, l’un de ceux où la contraction de l’activité est la plus forte (graphe de gauche) mais aussi l’un de ceux où la hausse du chômage est la plus faible (graphe de droite).

Ce résultat a pu venir de certaines spécificités de l’Allemagne, comme une plus grande sensibilité à la demande extérieure, notamment chinoise, que d’autres pays européens. Cependant, les exportations allemandes vers la Chine n’ont monté que d’un point de PIB de 2007 à 2010, ce qui ne peut pas expliquer les écarts entre pays. Le dispositif encourageant l’activité partielle plutôt que le licenciement est une meilleure explication. Les entreprises subissant une baisse de demande pouvaient ainsi demander une subvention publique pour couvrir les salaires de leurs employés. Elles évitaient la lourdeur des procédures de licenciement dans la phase récessive, et les coûts de recherche et recrutement durant la reprise. Pour les finances publiques, le coût du dispositif est à mettre en balance avec les économies sur les indemnisations du chômage ordinaire. Pour les salariés, préserver la relation de travail tend à réduire l’incertitude sur les revenus futurs et, ce faisant, à soutenir la demande. Des dispositifs similaires existaient dans d’autres pays mais étaient en général plus stricts, et donc moins usités. Au maximum, près de 4% des employés allemands étaient engagés dans le programme d’activité partiel vs 1% en France. En 2009, le taux d’épargne a diminué de 0,2 pts en Allemagne, mais monté de de 1,2 pts en France.

Les conditions de cette aide ne sont pas en phase avec l’extension
des indemnités de chômage, ce qui peut réduire l’efficacité du mécanisme.

Le choc de 2020 – L’une des relations les plus usuelles à l’analyse cyclique décrit l’évolution du chômage en réponse à la croissance du PIB. Elle est désignée comme la relation d’Okun, et même parfois de loi d’Okun tant elle paraît stable dans le temps. L’élasticité standard est que, pour chaque déviation d’un point de l’activité par rapport à son potentiel, le chômage s’écarte d’un demi-point de son niveau d’équilibre. La crise actuelle est spécifique, comme on la déjà dit, par sa sévérité et sa soudaineté. Sans surprise, toutes les données du marché du travail postérieures au début du confinement sont calamiteuses. On observe parfois en quelques semaines des hausses du chômage bien plus fortes que durant la totalité des récessions passées. La question qui se pose aux responsables des politiques de stabilisation est de savoir quoi faire pour s’assurer que le rebond (espéré) du PIB s’accompagne d’une amélioration vive des conditions d’emploi. En ce domaine, les États-Unis et l’Europe suivent des routes différentes.

Aux États-Unis, le degré de protection de l’emploi est faible, en tout cas plus bas qu’en Europe. C’est en quelque sorte considérer que les services de travail n’ont rien de spécifique (par rapport à d’autres biens ou services) et que l’ajustement du marché doit se faire naturellement en fonction des fluctuations du cycle. En phase de récession, le chômage s’accroît vivement, mais il connaît une vive décrue en phase de reprise. Cette description cadre assez mal à la réalité dans le cas chocs massifs. Dans la crise de 2008, le chômage a monté de plus de 5 points, et il a fallu ensuite plus de sept ans pour revenir au point de départ. La crise de 2020 est incomparablement plus violente. En quelques semaines, près de 25 millions de personnes ont demandé une indemnisation pour perte d’emploi, l’équivalent d’une hausse du chômage de près de 15 points.

Pour limiter le chômage, le CARES Act voté le 27 mars établit un dispositif (Paycheck Protection Program) qui encourage les entreprises à garder leurs employés ou, à défaut à les réembaucher rapidement. Pour cela, les firmes peuvent bénéficier de prêts garantis par le gouvernement fédéral pour couvrir leurs frais de personnel, créances qui sont ensuite abandonnées si les effectifs sont identiques à la fin et au début du confinement. Ce programme a soulevé plusieurs critiques. Sa taille s’est assez vite révélée insuffisante. L’enveloppe initiale du PPP de 339 milliards de dollars a été épuisée en une quinzaine de jours. Une rallonge de 320 milliards de dollars a été votée cette semaine. De plus, les conditions de cette aide ne sont pas totalement en phase avec l’extension des indemnités de chômage, ce qui peut réduire l’efficacité du mécanisme. Enfin, le programme vise avant tout à préserver l’emploi dans les PME et, de ce fait, il n’a qu’un champ d’application limité (sans compter certaines polémiques sur l’éligibilité de telle ou telle entreprise). De manière générale, l’objectif de préservation de l’emploi suppose une bonne coordination entre les différents acteurs (entreprises, administrations), ce qui n’est pas acquis d’avance.

La Commission européenne va lancer un mécanisme d’assistance financière
dédié à la protection des emplois menacés par la pandémie.

En Europe, de nombreux pays ont ces dernières semaines créé ou réactivé, avec des procédures simplifiées et sous des conditions généreuses, des procédures favorisant l’activité partielle. Pour soutenir ces politiques, la Commission européenne va lancer un mécanisme d’assistance financière (Support to mitigate Unemployment Risks in an Emergency / SURE) dédié à la protection des emplois menacés par la pandémie. L’enveloppe prévue de 100 milliards d'euros pourra être distribuée aux États-membres sous forme de prêts à des conditions avantageuses. La répartition du programme de la CE reste à préciser, et dans l’intervalle, ce sont les programmes nationaux qui sont actifs (voir tableau récapitulatif pour les grands pays).

  • Allemagne – C’est le pays de référence vu le succès du programme Kurzarbeit dans la précédente crise financière. À ce jour, les informations disponibles sont assez parcellaires. Plus de 700'000 demandes d’entreprises ont été enregistrées (au moins sept fois plus qu’en 2008-09). Si chaque demande représente 15 salariés, c’est environ 10 millions de salariés, ou le quart des employés, qui sont concernés. Pour l’instant, les pertes d’emploi sont modestes, et la situation de départ était celle d’une économie au plein-emploi.
  • France – C’est actuellement le système le plus généreux en Europe. Il y a un suivi quotidien précis, rendu public une fois par semaine. Selon la Ministre du Travail, au 29 avril, 11,3 millions d’employés étaient concernés, et près de 900'000 entreprises (40% environ comptant moins de 20 salariés, 20% entre 20 et 49). Les deux tiers des demandes sont concentrées sur quatre secteurs (le commerce, la construction, l’hôtellerie-restauration, divers services spécialisés aux entreprises). La préservation de l’emploi n’empêche pas la hausse du chômage mais elle la réduit dans de grandes proportions. En mars, dernier chiffre connu, le nombre d’inscriptions au chômage a progressé de 246'000, tandis que sur la même période, le nombre de salariés en «chômage partiel» (donc, non comptés comme chômeurs) a bondi de 3,6 millions. En mars, les embauches sur des contrats à durée indéterminée ont chuté de plus de 20% et le mouvement s’est accentué depuis, si l’on en juge par l’indice d climat de l’emploi qui est retombé en avril au même niveau qu’à la fin 2009
  • Italie – Au 22 avril, selon l’INPS, plus de 300'000 entreprises étaient entrées dans le mécanisme d’activité réduite, soit 4,3 millions de salariés, à quoi il faut ajouter 2,5 millions de personnes ayant reçu une aide directe de la sécurité sociale.
  • Espagne – Le pays se caractérise par une forte dualité du marché du travail entre salariés protégés et salariés précaires. En mars, le nombre de chômeurs a augmenté de 311'000 en Espagne. Avec l’expiration des contrats courts, d’autres hausses substantielles sont à prévoir. Les mesures de soutien du revenu et de préservation de l’emploi sont moins larges que dans les autres pays européens. Pour rappel le taux de chômage espagnol était passé de 8% environ en 2007 à 27% à son pic de début 2013. Fin 2019, il pointait à 13,8% et 14,4% au premier trimestre 2020.

Le choc négatif sur les conditions d’emploi est exceptionnel et les outils de stabilisation usuels (l’assurance-chômage) ne sont pas calibrés pour y faire face. Recourir à des mesures spécifiques et temporaires de préservation de l’emploi est un moyen d’amortir le choc. Elles ont fait leur preuve dans le passé, mais il faut admettre que leur succès dans la crise actuelle reste incertain. Même dans un scénario de reprise débutant au H2 2020, le niveau d’activité finira l’année 2020 au moins 3 points sous son niveau de fin 2019 dans les pays développés. Cela implique une hausse du taux de chômage de l’ordre de 2 points, sans compter des pointes à des niveaux bien plus élevé à court terme. D’importantes différences entre pays sont probables. Ceux ayant des mécanismes d’activité partielle larges et flexibles (Allemagne, France) peuvent espérer que l’impact final soit dans les normes historiques. Dans les pays où ces dispositifs sont plus limités (Espagne, Italie) ou plus tardifs (US, Royaume-Uni), la hausse du chômage risque d’être plus durable, pesant sur le revenu des ménages et freinant la reprise. Dans l’immédiat, l’évolution du cycle économique va dépendre des modalités de déconfinement. Dans le meilleur des cas, cette phase va s’étendre sur plusieurs mois. La pression sur les conditions d’emploi ne va pas se relâcher dans l’intervalle.

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