10 questions sur l’Allemagne

Bruno Cavalier, ODDO BHF AM

9 minutes de lecture

L’Allemagne a pris la semaine dernière la présidence de l’UE avec des ambitions qu’on n’aurait pas cru possibles il y a peu.

Fin 2019, l’Allemagne affichait le plus bas taux de croissance de l’UE, Italie exceptée. Elle pâtissait des frictions commerciales et du marasme du secteur automobile. Les déficits étaient proscrits, la BCE était tenue responsable d’exproprier l’épargnant, l’intégration européenne n’avait pas bonne presse. Angela Merkel était critiquée dans son propre parti. Six mois plus, tout a changé. L’économie est dévastée, mais moins qu’ailleurs, et la Chancelière est à nouveau la figure centrale des affaires domestiques et des affaires européennes.

L’Allemagne prend les rênes de l’UE

L’Union européenne a une présidence tournante semestrielle afin d’impliquer chacun des pays, petits ou grands, dans l’organisation de ses affaires, mais avouons qu’il est rare qu’on s’intéresse au nom du pays-président. Hasard du calendrier, l’Allemagne, principal pays de l’UE, va occuper cette position dans des circonstances historiques. Primo, l’UE vient de subir le pire choc économique de son histoire. Secundo, l’UE perd avec le Royaume-Uni un de ses membres les plus importants et les relations futures entre les deux entités doivent être clarifiées d’ici la fin de l’année. Nous examinons donc ici la situation de l’Allemagne en soi et dans ses rapports avec les autres pays de l’UE. Pour la clarté de l’exposé, nous avons divisé notre propos en dix questions.

1. Quel est le bilan (provisoire) de la crise sanitaire?

Au moment où nous écrivons, l’épidémie de coronavirus reflue nettement depuis quelques semaines dans tous les pays de l’UE. C’est un soulagement général mais le bilan humain est contrasté selon les pays. Selon le critère de l’excès de mortalité, l’Allemagne apparaît comme l’un des pays ayant le mieux "géré" l’épidémie. Une large campagne de tests a été mise sur pied dès mars, ce qui a permis de circonscrire rapidement les principaux foyers. Cette politique a été rendue possible en partie grâce à l’initiative du secteur privé, et souvent de manière décentralisée. Au même moment, en France, le gouvernement essayait maladroitement de justifier son impréparation (pénurie de masques). L’Allemagne a aussi adopté des mesures de confinement de la population, mais ces mesures ont été moins sévères que dans d’autres pays et ont pu être levées plus vite (graphe de gauche). Quelques jours de confinement en plus ou en moins comptent beaucoup pour la mesure de la croissance au deuxième trimestre, et donc pour 2020.

2. Quelle a été la perte d’activité durant le confinement?

Les activités impliquant contact physique ou déplacement (restauration, divertissement) ont lourdement souffert comme ailleurs en Europe. L’incertitude et la perturbation des chaînes de production ont pesé sur la demande de biens d’équipement. La production automobile a été pratiquement arrêtée (en avril, avec 10.900 véhicules produits, son repli était de 97% sur l’an). La production industrielle a chuté de 29% entre février et avril, un chiffre comparable à la France (-33%). D’autres secteurs ont mieux résisté, en particulier certains services et surtout la construction. Durant la période de confinement strict, la baisse de l’activité totale a été de l’ordre de 15% en Allemagne, vs 33% environ en France, en Italie et en Espagne. Au deuxième trimestre, qui comprend une phase de réouverture de l’économie, la Bundesbank attend une baisse du PIB de 9.5% t/t, contre -15% environ en France. Au total, la contraction du PIB réel allemand attendue en 2020 est certes considérable, de l’ordre de 7%, mais moindre que dans les autres pays de la zone euro ou aux États-Unis (tableau de droite ci-dessus). Le rebond prévu est certes plus faible mais la perte d’activité cumulée sur deux ans devrait être en Allemagne l’une des plus modestes parmi les pays développés.

3. Quelles ont été les mesures d’urgence pour compenser le choc?

Pour les ménages, la principale mesure a reposé, comme lors de crise financière de 2008, sur le système d’activité réduite (Kurzarbeit) qui permet de préserver l’emploi. Les montants en jeu sont toutefois d’une autre proportion. En mars 2009, un pic avait été atteint avec 1,4 millions de personnes. Sur mars-avril 2020, le nombre de demandes a dépassé 10 millions, pour un usage réel de 6,8 millions. Le soutien apporté au salarié est large, mais moins généreux que ce qu’on observe dans d’autres pays. En tout état de cause, le Kurzarbeit avait prouvé son efficacité durant la Grande Récession, limitant la hausse du chômage. On attend la même chose cette fois-ci.

Du côté des entreprises, la priorité a d’abord porté sur la mise en place de garantie de prêts (~930 milliards d'euros) ainsi que sur des prises de participations directes (~100 milliards d'euros). Les conditions de ce soutien étatiques sont exigeantes et ont pu susciter des réticences de la part des entreprises concernées (cas de Lufthansa). A la fin mai, l’agence gérant les garanties étatiques, KfW, avait reçu des demandes de prêts pour un montant total de seulement 47 Milliards d'euros.

Cette année, le déficit public est attendu entre 6% du PIB
selon la Bundesbank et 7,25% selon le programme de stabilité.

4. Quid du soutien monétaire de la BCE?

La BCE est censée mener la politique monétaire pour l’ensemble de la zone euro, non pour tel pays en particulier, mais il est évident que si le stress survient à un endroit, le risque est qu’il se diffuse ailleurs. Avec la création du PEPP, la BCE a eu pour objectif d’apaiser les tensions apparaissant en Italie et, ce faisant, de ne pas se retrouver dans la situation de 2012 avec une fragmentation des conditions d’emprunt. Par ailleurs, d’autres mesures décidées par la BCE ont pu avoir un impact positif plus direct sur le secteur bancaire allemand (allègement des règles sur le collatéral, injection de liquidité). Il est notable que le dernier TLTRO a été fait avec un taux négatif de -1%, ce qui peut surcompenser la taxation des réserves à -0.5%. Dans la situation présente, la BCE a neutralisé les effets indésirables de la politique de taux négatif sur la profitabilité des banques. Avec la garantie des prêts, les banques allemandes ont répondu à la forte demande des entreprises tirant sur leur ligne de liquidité (sur mars-mai, les flux ajustés de nouveaux prêts aux entreprises représentaient 44 milliards d'euros).

5. Quel est l’impact sur les finances publiques?

Outre les mesures d’urgence déjà évoquées, le gouvernement fédéral a mis sur pied un programme de relance. Les principales mesures sont une baisse du taux de TVA (-2pts de juillet à décembre) pour un coût de 13 milliards d'euros et une aide aux familles (allocation de 300 euros par enfant) pour 5,5 milliards d'euros. Contrairement à 2009, le système de prime à la casse automobile ne sera pas utilisé à grande échelle mais uniquement pour encourager l’électrification du parc de véhicules. Selon le Conseil des experts économiques, les mesures de stimulation budgétaire représenteront 80 milliards d'euros en 2020 (2,3% du PIB) et 45 milliards d'euros en 2021 (1,3% du PIB).

Pour un temps, l’objectif d’excédent budgétaire est abandonné (+1,5% du PIB en 2019). Cette année, le déficit public est attendu entre 6% du PIB selon la Bundesbank et 7,25% selon le programme de stabilité. Certaines dépenses étant ponctuelles, le déficit serait ramené à 3-4% du PIB en 2021. Sous le double effet d’un déficit plus large et d’un PIB plus bas, l’endettement bondirait d’environ 15 pts pour atteindre 75% en 2020, avant de refluer à nouveau. La Bundesbank prévoit un ratio dette/PIB à 70% en 2022. De tels chiffres auraient fait bondir il y a peu les tenants de l’orthodoxie budgétaire, mais la gravité de la crise du coronavirus a changé les priorités. La situation des finances publiques demeure malgré tout plus enviable que celle des voisins. L’augmentation de la dette a par ailleurs l’avantage de réduire le phénomène de rareté sur les titres allemands, ce qui pouvait être une contrainte pour les achats de titres par la BCE/Bundesbank. Pour autant, il est peu probable que les taux d’emprunt se tendent, d’autant que les pressions inflationnistes sont inexistantes.

6. Quel pourrait être le profil de reprise (comparaison avec 2010-11)?

Dans la récession de 2008-2009, le choc négatif sur l’activité avait été plus fort en Allemagne que dans le reste de la zone euro5, mais le redémarrage l’avait été aussi. Dès le premier trimestre 2011, le PIB réel avait déjà dépassé son pic pré-crise (idem en France) mais à la même date, il était encore plus de 4% sous le pic en Italie et Espagne. À l’époque, la reprise allemande avait été tirée par la demande extérieure, chinoise en particulier. De 2007 et 2011, les exportations vers la Chine ont augmenté de 35 milliards d'euros (1.4% du PIB allemand), plus que compensant la baisse vers les pays de la périphérie de la zone euro (-19 milliards d'euros). Dans la crise actuelle, il est douteux que la reprise allemande repose autant sur l’exportation qu’en 2010. Primo, le modèle de croissance en Chine a changé. Les importations chinoises n’ont augmenté que de 2% par an de 2011 à 2019 contre 20% de 2000 à 2011. Dans de nombreux secteurs, la Chine est devenue un concurrent pour l’Allemagne, et non plus un débouché. La Chine était le principal contributeur à la croissance des exportations allemandes de 2007 à 2011. Cette place a ensuite été occupée par les États-Unis et quelques autres pays développés de 2011 à 2015, mais depuis 2015 c’est la demande du reste de l’UE (hors RU) qui compte le plus (graphe de gauche). Secundo, le commerce international est moins fluide, du fait des tensions tarifaires et de l’incertitude causée par la politique protectionniste américaine.

La faiblesse anticipée de la demande extérieure 2020-21 peut-elle être compensée par un surcroît de demande domestique? Dans son dernier rapport, l’OCDE retient en partie cette hypothèse. La reprise en 2021 serait différente de ce qu’on a constaté en 2010, avec un moindre rebond des exportations mais une plus forte reprise interne (graphe de droite). Le point critiquable de ce scénario est que la croissance des salaires versés en Allemagne dépend des entreprises exportatrices. Il peut sembler plus logique d’envisager une moindre vigueur de la demande domestique (Bundesbank), ou bien de tabler sur un plus fort rebond de la demande dans la zone euro (GCEE).

7. Quelle est la position allemande vis-à-vis du Brexit

En 2019, les industriels allemands ont exporté 79 milliards d'euros de biens vers le Royaume-Uni (2,3% du PIB), dont 21 milliards d'euros pour le seul secteur automobile. Il va sans dire qu’un Brexit sans accord, impliquant des barrières tarifaires et non-tarifaires, serait malvenu pour les entreprises exportatrices. Dans certains modèles, le volume des échanges entre l’UE et le RU pourrait chuter d’un tiers, ce qui représenterait pour l’Allemagne un choc équivalent à 0.8 pt de PIB. En prenant en compte des reports sur d’autres marchés, le choc final serait sans doute moindre, mais les conséquences de court terme seraient nécessairement des perturbations sur la production. Partant du principe que la partie faible dans une négociation commerciale est celle qui a des excédents, le Royaume-Uni ne cesse donc depuis quatre ans de faire valoir au gouvernement allemand ou aux lobbies industriels combien le marché britannique est primordial. Sous-entendu, l’Allemagne devrait être conciliante dans la négociation. Cette stratégie du Royaume-Uni consiste à diviser les Européens. Depuis quatre ans, cette stratégie de négociation est un échec complet. Angela Merkel a toujours placé les grands principes de l’UE (marché unique, concurrence non faussée) au-dessus des intérêts commerciaux de court terme de son pays. Cela ne va pas changer dans les six derniers mois de la phase de transition.

8. Que restent-ils des critiques (absurdes) de la BCE?

C’est peu dire que la BCE a fait l’objet de multiples critiques en Allemagne venant de la presse, de politiciens, d’économistes et, last but not least, des banquiers centraux siégeant à la Bundesbank ou au Conseil de la BCE. L’an dernier, à la fin du mandat de Mario Draghi, on pouvait presque avoir l’impression que la BCE, ayant trahi sa mission, n’avait qu’un seul but, celui de déposséder l’épargnant des fruits de son travail et de rendre la vie impossible aux banquiers et aux assureurs allemands. Tout cela, il va sans dire, au profit des autres pays de la zone euro. A un certain point, la critique était devenue si extrême, et disons le si ridicule, qu’elle en perdait toute pertinence.

La succession des crises a obligé à introduire
de la souplesse dans le respect des règles.

De nombreux recours contre la BCE ont été faits devant la Cour constitutionnelle. Le 5 mai dernier, cette cour a critiqué certains aspects du programme d’achat d’actifs de la BCE lancé en 2015, réclamant qu’elle fasse la preuve de la proportionnalité de son action dans un délai de trois mois, à défaut de quoi la Bundesbank devrait se retirer du programme incriminé. Cet avis est extraordinaire par son contenu (des juristes qui jugent du bien-fondé de la politique économique), son calendrier (le dernier jour du mandat du président de la Cour) et sa forme (il passe outre un avis favorable de la Cour de Justice de l’Union européenne qui, seule, a autorité sur la BCE). Cet avis a surtout causé un embarras pour le gouvernement et le parlement allemand, mais l’un et l’autre ont dernièrement pris position pour dire que l’action de la BCE n’était pas critiquable. Il reste à définir quelle forme prendra la réponse à la Cour.

On assiste peut-être à la fin du débat entre deux conceptions de ce que doit être la politique monétaire de la BCE. L’une est représentée par la Bundesbank suivant les préceptes de l’ordo-libéralisme (fixation et respect de règles immuables), l’autre est inspirée par la science économique néokeynésienne et prévaut à peu près partout dans le monde. A sa création en 1999, la BCE a été conçue sur le modèle Buba, mais à l’occasion des diverses crises, la pratique monétaire est devenue plus proche de celle qu’on peut observer à la Fed. Il n’y aura pas de retour en arrière. Aucun observateur neutre ne juge les hausses de taux de la BCE en 2008 et 2011 (découlant directement d’une approche dogmatique de son mandat) autrement que comme de graves erreurs, et à l’opposé ne considère que les actions menées sous l’influence de Mario Draghi après 2011 ont sauvé la zone euro. Il est notable que les arguments les plus forts et les mieux argumentés en défense de la politique de la BCE viennent de la nouvelle représentante allemande au Conseil des Gouverneurs, Isabel Schnabel (pour mémoire, elle a fait une partie de ses études doctorales à Berkeley).

9. Pourquoi l’Allemagne encourage-t-elle l’initiative budgétaire de l’UE?

L’union monétaire a été créée en 1999 sur la base d’une décentralisation des politiques budgétaires. Chaque pays est responsable de ses choix budgétaires, sous réserve que cela ne mette pas en péril l’euro et n’aboutisse à une mutualisation des dettes ou à une «union de transferts» (d’où les critères de Maastricht, le pacte de stabilité, etc.). Là aussi, comme pour la politique monétaire, la succession des crises a obligé à introduire de la souplesse dans le respect des règles. La crise du coronavirus est la plus sévère de toutes et ses conséquences ne sont pas uniformes entre pays. Il y a là de quoi accentuer les disparités entre pays-membres et à terme menacer l’intégrité de l’euro. Au sommet de l’UE du 24 mars, deux camps irréconciliables s’opposaient sur les «coronabonds», l’Allemagne jugeant cette option contraire aux Traités. Conformément au cliché, l’Allemagne était le champion des tenants de l’orthodoxie face aux pays laxistes du sud, dont le champion est la France.

En quelques semaines, les termes du débat budgétaire européen ont changé du tout au tout. La question des «coronabonds» paraît bel et bien abandonnée, mais il est admis que surmonter le choc nécessitera, outre les mesures d’urgence, des plans de relance. Le 18 mai, l’Allemagne et la France ont proposé de greffer un fond dédié à la relance sur le budget de l’UE, budget qu’il faudrait donc faire grossir. Cette proposition a été reprise et même étendue par la Commission européenne le 27 mai. La Chancelière met toute son influence pour qu’un accord politique puisse être obtenu de la part de tous les pays de l’UE lors du sommet prévu les 17-18 juillet. Les détails techniques, difficiles ne le cachons pas, pourraient être négociés dans les mois suivants, pour une amorce de mise en oeuvre en 2021. Plusieurs facteurs peuvent expliquer les changements de la position allemande. Le plus évident est qu’on mesure mieux en juillet qu’en mars les effets de la crise du coronavirus, d’où un plus grand besoin de relance budgétaire. Il est tout aussi clair qu’en ces temps de frictions commerciales et de Brexit, les perspectives économiques de l’Allemagne dépendent plus fortement que par le passé de l’état de santé du marché unique. Enfin, il y a un facteur politique. Ces dernières années, le principal argument des partis eurosceptiques a été de dire que l’UE avait failli à sa mission de prospérité de ses citoyens. C’est une bonne occasion de prouver le contraire, non seulement en l’Allemagne (où le parti AfD tend à refluer) mais aussi ailleurs en Europe (on pense surtout à l’Italie)).

10. Quelle situation politique pour l’après-Merkel?

Dans les temps troublés, les fortunes politiques peuvent rapidement changer. Certains dirigeants sont critiqués pour leur gestion hésitante de la crise sanitaire. C’est tout le contraire pour Angela Merkel qui redevient le principal atout de son parti en vue des élections de l’automne 2021, après avoir été beaucoup critiquée pour la manière dont elle avait organisé sa succession. A l’usage, le choix d’Annegret Kramp-Karrenbauer comme président de la CDU s’était révélé assez faible. Une nouvelle élection à la tête du parti devait avoir lieu en avril mais a été reportée sine die du fait de la crise sanitaire.

La Chancelière a dit et répété qu’elle accomplissait son quatrième et dernier mandat. Il n’y a pas de raison de penser qu’elle a changé d’avis même si les circonstances sont exceptionnelles. Elle a désormais repris de l’influence pour peser sur les orientations futures de son parti, et l’ancrer bel et bien sur un axe pro-européen alors que certains opposants internes étaient plus critiques sur l’intégration (voire allaient chasser sur les terres de l’AfD). En tout état de cause, le rebond de popularité d’Angela Merkel se répercute sur les intentions de vote pour la CDU, qui frisent désormais presque les 40% désormais. Si cette situation se maintient, cela lui assurerait d’être une fois encore l’acteur principal de toute future coalition et d’avoir le choix de ses partenaires.

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