Se concentrer sur les sociétés qui ont le plus d’impact sur la transition énergétique

Yves Hulmann

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Si l’on veut vraiment contribuer à une réduction des émissions de CO2, il faut agir là où elles sont les plus élevées, souligne Anthony Bailly, gérant chez Rotschild & Co Asset Management.

Comment peut-on contribuer le plus fortement à la réduction des émissions de gaz à effet de serre: en sélectionnant les entreprises qui émettent déjà peu de CO2 ou en choisissant les sociétés davantage émettrices mais qui se trouvent dans un processus de transition pour diminuer leur empreinte carbone? Le point avec Anthony Bailly, gérant actions chez Rothschild & Co Asset Management Europe.

Pourquoi avez-vous mis en place un fonds dédié à la transition énergétique et quelle est la spécificité de l’approche de Rothschild & Co Asset Management Europe en la matière?

Nous avons lancé en 2019 une gamme ISR de produits labélisés  sous l’appellation «4Change». Le but était alors d’étoffer notre offre de solutions d’investissement prenant en compte de manière renforcée les facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) afin de répondre à une préoccupation croissante aussi bien des investisseurs qu’en interne. Notre approche vise à favoriser les sociétés de transition dont la transformation des modèles économiques vers des activités bas carbone aura l’impact, selon nous, le plus significatif. Nous adoptons cette approche pour l’ensemble de notre gamme «4Change» et en particulier dans notre fonds de transition carbone R-co 4Change Net Zero Equity Euro. Elle se veut distincte de celle adoptée par de nombreux fonds durables. En effet, pour prendre l’exemple de la thématique carbone, beaucoup de stratégies dites «low carbon» se concentrent avant tout sur une sélection de sociétés pas ou très peu émettrices en carbone, en conséquence, leur impact nous semble assez limité.

Pourquoi n’est-ce pas satisfaisant?

Si l’on souhaite véritablement contribuer à une réduction des émissions de CO2, il faut agir là où elles sont les plus élevées. La problématique de la réduction des gaz à effet de serre (GES) est, par définition, globale. À cet égard, il faut tout d’abord garder à l’esprit que les plus grandes quantités de CO2 sont émises, dans l’ordre, par la Chine, l’Inde et les Etats-Unis. Il est possible de réduire les émissions de CO2 autant qu’on veut en Europe, cela ne suffira pas à changer la situation au niveau mondial. Si on fait le parallèle avec les émissions de CO2 au niveau sectoriel, on constate que 85% d’entre elles se rapportent à seulement cinq secteurs d’activité. En premier lieu, celui de l’énergie avec près du tiers du total (32%), suivi par les services aux collectivités («utilities») avec 22%, puis les matières premières (12%), la chimie et pétrochimie avec 11% et la construction avec 9%. Or, l’immense majorité des fonds dits «low carbon» n’investissent pas du tout dans ces secteurs-là et se concentrent sur des entreprises qui concernent seulement les 15% d’émissions de CO2 restants.

Lors de la définition de notre univers d’investissement, nous appliquons également des filtres liés aux normes internationales (UNGC, OIT, etc.).
En simplifiant un peu, beaucoup de fonds «low carbon» investissent donc dans des entreprises dont l’évolution n’aura de toute façon que peu d’impact sur les émissions de CO2…

Une autre façon d’illustrer cette problématique consiste à comparer deux secteurs - le premier étant fortement émetteur de CO2, le second pratiquement pas. Alors que le secteur de l’énergie affiche une intensité carbone élevée, on trouve au sein de ce dernier des sociétés qui se sont fixées pour objectif de réduire de moitié leurs émissions de CO2 à l’horizon 2030. L’intensité carbone (ndlr: à savoir le rapport entre ses émissions carbone (en tonnes de CO2) et son chiffre d’affaires) de ce secteur est nettement supérieure à la moyenne des entreprises de l’indice Euro Stoxx qui se situe à un peu plus de 200. Si les sociétés au sein de ce secteur parviennent à réduire de moitié leur intensité carbone en environ une décennie, l’impact sur l’environnement de cette réduction sera beaucoup plus important que si une branche comme les biens de consommation, dont l’intensité carbone est actuellement déjà très largement inférieure à celui de l’indice, divisait par deux ses émissions de CO2.

Au-delà de l’intensité carbone d’une société à un moment donné, nous accordons beaucoup d’importance à sa trajectoire environnementale qui doit être compatible avec l’Accord de Paris. Une entreprise doit notamment diminuer de 7% par an en moyenne ses émissions de CO2. Un autre aspect qui nous différencie par rapport à d’autres fonds axés sur une réduction des émissions de CO2 concerne le style d’investissement: en effet, un grand nombre de fonds de type «low carbon» étaient à la base des fonds orientés sur les valeurs de «croissance» déjà existants qui ont été ensuite modifiés et rebaptisés en fonds «low carbon». De notre côté, nous intégrons davantage de titres «value».

Vous intégrez un certain nombre de titres de sociétés qui affichent une intensité carbone encore élevée, à condition que celles-ci aient un plan pour réduire leurs émissions. Cela signifie-t-il donc que vous n’excluez aucun secteur d’activité?

Aucun secteur d’activité n’est exclu. En revanche, nous appliquons des filtres qui excluent certaines sociétés. Par exemple, les sociétés qui continuent de développer de nouveaux projets à base de charbon thermique ou dont 20% du CA ou du mix énergétique sont liés au charbon thermique. Plus globalement, lors de la définition de notre univers d’investissement, nous appliquons également des filtres liés aux normes internationales (UNGC, OIT, etc.).

La taxonomie mise en place par l’UE modifiera-t-elle votre façon de travailler?

Non, la taxonomie constitue avant tout l’opportunité pour des entreprises de transition de mettre davantage en évidence les efforts réalisés en matière de transformation de leurs business vers des activités bas carbone. Ces activités sont donc aujourd’hui communément acceptées comme durables par ce référentiel commun que constitue la taxonomie.

La taxonomie ne va donc pas drastiquement modifier notre stratégie d’investissement. C’est un élément qui vient renforcer notre approche de transition aussi bien dans la sélection de titres que dans la construction du portefeuille.

Ainsi, il nous semble que dans le cadre de notre approche de transition, elle représente un indicateur qui contribue à révéler les trajectoires environnementales et donne de la lisibilité sur l’allocation des revenus et des investissements, notamment au sein des secteurs polluants, acteurs principalement concernés par cette réglementation. Ainsi, selon nous, bien qu’elle n’en soit qu’à ses prémices, la taxonomie peut constituer pour les entreprises une opportunité pour revaloriser une partie de leur business model potentiellement négligé jusqu’alors par les investisseurs et faire preuve de transparence sur l’ensemble de leurs chaînes de valeur.

La taxonomie ne va donc pas drastiquement modifier notre stratégie d’investissement. C’est un élément qui vient renforcer notre approche de transition aussi bien dans la sélection de titres que dans la construction du portefeuille. En effet, en ligne avec notre volonté d’intégrer ce nouveau référentiel durable, nous nous sommes fixés un minimum d’investissements taxonomiques au niveau du fonds.

Pouvez-vous indiquer quelques exemples de sociétés dans lesquelles vous avez investi ou dont vous avez augmenté la pondération au sein du portefeuille?

Si l’on prend l’exemple d’une société comme ENI, nous trouvons intéressant que cette entreprise ait pris des initiatives dans de nouveaux projets dans le domaine de la production d’énergie. Le groupe a, par exemple, investi dans des start-ups aux Etats-Unis et est impliqué dans le projet ITER qui vise à développer des mini-centrales de fusion nucléaire capables de produire de très grandes quantités d’énergie mais avec beaucoup moins de risques en matière de sécurité. ENI affiche, par ailleurs, une réelle ambition dans la réduction de son intensité carbone, en ligne avec notre approche de transition.

Des entreprises technologiques figurent-elles aussi dans votre portefeuille?

Il y en a très peu. Le seul exemple est la société Capgemini que nous avons retenue notamment en raison de son travail d’optimisation de la consommation énergétique des serveurs.

Qu’en est-il du secteur des transports?

Nous investissons, par exemple, dans Alstom étant donné que la société est très présente dans le domaine des infrastructures ferroviaires. Dans l’automobile, Stellantis est aussi inclus dans notre portefeuille pour deux raisons. D’une part, car l’intégralité de la gamme de véhicules fabriqués par le Groupe sera disponible en version électrique. D’autre part, car le constructeur conservera une partie en version thermique dans un souci de transition énergétique «juste». En effet, réduire les émissions de CO2, est une bonne chose, mais il faut aussi tenir compte des conséquences sociales qui en résultent et des surcoûts qui en découlent. C’est un point positif supplémentaire si une entreprise tient aussi compte des aspects sociaux liés à la transition énergétique.

Recourez-vous aussi à des prestataires externes dans le cadre de votre travail d’analyse?

Oui, car nous jugeons important de pouvoir crédibiliser notre analyse en nous appuyant sur une recherche externe de qualité. Nous recourons à deux prestataires. Le premier est l’initiative Science Based Target (SBTi), formée d’experts scientifiques dont le but est de définir, de promouvoir et valider les meilleures pratiques en matière de réduction des émissions carbone et d'objectifs "net zero", conformément à la science du climat. Le second est Carbon4 Finance qui a développé une approche basée sur la lecture de la trajectoire carbone des sociétés en analysant la performance carbone passée, présente et future des entreprises. Par ailleurs, nous utilisons aussi les bases de données de MSCI ESG Research pour l’analyse ESG.