Le sort de la France est incertain mais loin d’être dramatique. Sur les marchés, le rendement des obligations souveraines françaises à 10 ans atteint 2,92% et dépasse ainsi celui de l’Espagne (2,778%). L’écart avec les obligations allemandes dépasse les 80 points de base. Mercredi, il n’y a toutefois aucun affolement sur les marchés. La question porte sur le soutien indirect que pourrait fournir la BCE ces prochaines semaines et mois face à une éventuelle attaque des marchés. Sur le réseau X (anciennement Twitter), Eric Dor, directeur des études économiques à l’IESEG School of Management, écrit: «Il semble que la BCE ait utilisé la flexibilité des achats de réinvestissement partiel, sous le PEPP, pour empêcher une hausse des tax français. La diminution de son encours d’obligations émises par la France a été très inférieure à la baisse pour les autres grands pays». Eric Dor fait le point et répond aux questions d’Allnews:
Comment la BCE soutient-t-elle indirectement la France en ce moment?
L’Eurosystème, qui regroupe les banques centrales de la zone, peut, jusqu’à la fin décembre, réinvestir partiellement par de nouveaux achats le produit des remboursements d’obligations qui arrivent à échéance et qui sont détenues au titre du PEPP (programme d’urgence). Il n’y a plus d’investissements possibles à travers l’APP, mais il existe des remboursements partiels jusqu’à fin décembre au titre du PEPP. Les statistiques (de juin à novembre) révèlent que la BCE a un peu privilégié la France.
La BCE s’était octroyée une flexibilité dans la répartition des achats à travers le PEPP, alors que sous l’APP elle devait répartir les achats en respectant l’importance relative de chaque pays ,mesurée par sa part dans le capital de la BCE.
«Il n’y a plus d’investissements possibles à travers l’APP, mais il existe des remboursements partiels jusqu’à fin décembre au titre du PEPP.»
Est-ce que cela signifie que le spread réel est plus élevé que celui qui est observé?
Nous pouvons penser que sans ce coup de pouce de la BCE le spread entre les dettes française et allemande serait un peu plus élevé.
Pouvez-vous mettre cette situation en perspective?
La France a la chance que la tendance des taux directeurs soit à la baisse au plan international. Les taux longs, qui sont prospectifs, sont aussi orientés à la baisse. A cause de l’instabilité politique française, les taux obligataires baissent moins en France qu’en Allemagne. Le vrai coût pour les finances publiques françaises se situe dans ce manque à gagner. Il serait plus élevé que s’il n’y avait pas eu la crise politique qui a empêché une baisse des taux égale à celle de l’Allemagne. La BCE a limité les dégâts, mais elle ne peut le faire que jusqu’à la fin décembre.
Qu’en sera-t-il après la fin décembre, sachant que le déficit continuera sans doute d’augmenter ces prochains mois?
S’il y a bien censure du gouvernement français (ce qui s’est produit mercredi soir, ndlr), on voit mal une coalition se mettre d’accord sur un nouveau budget. On demandera logiquement au parlement de voter une loi spéciale pour autoriser l’Etat à percevoir des impôts et pour autoriser des dépenses sur la base du budget de 2024. Le déficit budgétaire augmentera parce que les effets négatifs dépasseront les effets positifs. Il n’y aura pas de réduction du déficit à 5% du PIB, ce qui était considéré, étonnamment, comme une grand succès.
Il ne reste plus que les instruments d’intervention exceptionnels de la BCE. Le premier est celui des OMT, lesquels avaient été instaurés par Mario Draghi en 2012 pour sauver l’euro. Par ce biais, la BCE achète sélectivement des obligations publiques de pays en détresse, à la condition de négociations préalables entre le pays concerné et le mécanisme européen de stabilité (MES) pour obtenir une assistance financière similaire à la Grèce, à Chypre, au Portugal et à l’Irlande. La condition se réfère à un programme d’austérité négocié avec le MES. Il est très peu probable qu’il en aille ainsi parce que c’est très lourd et difficile à un moment de turbulences financières. Qui pourrait négocier au nom de la France?
Quel autre instrument existe-t-il?
Il reste un nouvel instrument que la BCE a annoncé lorsqu’elle a commencé à réduire ses achats (QE) pour diminuer son soutien sur le marché obligataire. Elle avait peur que cela puisse réveiller une spéculation sur des obligations souveraines. Cet instrument s’appelle: instrument de protection de transmission (IPT). Comme le Traité interdit le soutien explicite au financement des Etats membres, la BCE doit toujours présenter la situation comme étant une opération nécessaire pour réparer une transmission correcte de la politique monétaire. Elle peut par exemple dire que dans un environnement de baisse de l’inflation, elle veut que les taux d’intérêt baissent dans la zone euro. Mais pour cela, il faut qu’ils baissent partout. Si elle note qu’à cause de la spéculation sur les marchés les taux ne baissent pas en France, elle peut affirmer qu’elle est dans son rôle en s’assurant que les taux baissent aussi en France. A mon avis, c’est un peu tiré par les cheveux.
Est-ce que cet instrument peut calmer une tempête sur la dette française?
Théoriquement, les moyens de la BCE sont illimités. Cette considération avait conduit au succès du plan Draghi en 2012. Les spéculateurs n’osaient plus parier contre la BCE.
«Théoriquement, les moyens de la BCE sont illimités.»
Les conditions de déclenchement de ce TIP sont-elles réunies?
En réalité non. Les règles prévoient que le TIP n’est possible que pour corriger des développements de marchés qui sont «non fondés». La spéculation ne se justifierait pas par les fondamentaux et en particulier il faut que le pays concerné ait une politique économique qui respecte les exigences européennes du pacte de stabilité et qu’il ne soit pas sous procédure de déficit excessif. La France ne coche aucune des cases. Si les taux montent sur la France, cela sera parce que la France ne mène pas une politique adéquate et qu’elle laisse filer son budget. Le comportement des marchés ne serait pas en cause. Deuxièmement, la France ne respecte pas les critères de stabilité et elle est déjà dans le processus de déficit excessif depuis quelques mois.
Normalement et juridiquement, le mécanisme de TIP ne peut pas être mis en oeuvre.
Une interprétation optimiste est-elle possible?
Les optimistes pourrait dire que, dans le passé, même si les Allemands pouvaient râler et la Cour de Karlsruhe émettre des critiques, la BCE a souvent été pragmatique. Nécessité fait loi, et la France est «Too big to fail». Je ne suis pas sûr que la France et les Pays-Bas avaleraient cette couleuvre. La France risquerait de se retrouver sans soutien de la BCE.
Le risque de contagion ne justifie-t-il pas un soutien?
Ce type de considération pourrait amener la BCE à agir malgré tout.
Quel rating mérite la France?
La décision de S&P de maintenir le AA avec perspectives stables est incompréhensible. Les marchés montrent qu’ils ne sont pas d’accord puisque les taux espagnols à 10 ans sont inférieurs aux taux français. L’Espagne est notée plusieurs crans en-dessous de la France. La Grèce emprunte moins cher que la France jusqu’à 5 ans et la différence est très modeste à 10 ans. Mais les taux de marché de la Grèce portent sur une très petite partie de sa dette, peu liquide, l’essentiel étant aux mains des autorités européennes à des taux préférentiels et à d’énormes maturités.
En revanche, le quart de la dette française est aux mains de la BCE, avec les effets stabilisants qui l’accompagnent, mais plus de la moitié appartient à des institutionnels étrangers.
Les agences de notations mettent en avant quelques atouts de la dette française à travers sa liquidité, la solidité des banques françaises, la diversification de l’économie française et l’existence d’une très grosse épargne privée qui pourrait potentiellement être ponctionnée. A condition qu’il y ait un parlement qui le décide.
Le problème est politique. Pour l’instant, les marchés ne s’affolent pas. Il est possible que les marchés supposent que s’il y avait le feu au lac, la BCE interviendrait malgré tout.