Les entreprises familiales, pilier de l’innovation en Suisse

Yves Hulmann

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Selon Anick Baud, gérante chez Bruellan, l’univers des sociétés cotées contrôlées en partie par une famille continue de se renouveler en Suisse.

Quelles que soient leurs branches d’activité, les entreprises familiales s’appuient en général sur trois piliers communs: la pérennité, grâce à une stratégie et des prises de décision qui s’inscrivent dans la durée ; un savoir-faire acquis parfois au cours de plusieurs générations et des dépenses élevées consacrées à l’innovation ; une gestion prudente caractérisée par un faible niveau d’endettement et des bilans solides. Telles sont quelques-unes des caractéristiques communes aux entreprises familiales, comme l’a résumé le gérant d’actifs Bruellan lors d’une présentation dédiée à ce thème début juin. Entretien avec Anick Baud, senior fund manager chez Bruellan, gérante d’un fonds thématique consacré aux entreprises familiales suisses lancé il y a un peu plus d’un an.

Beaucoup d’études ont déjà été publiées au sujet des entreprises familiales. En tant que gérante d’un fonds consacré aux entreprises familiales suisses, quelle est la part minimale du capital d’une société qui doit être encore aux mains de la famille des fondateurs ou de leurs descendants pour entrer dans cette catégorie?

Nous avons fixé ce seuil aux environs de 20%. Il faut qu’environ un cinquième du capital ou des droits de vote soient détenus par le ou les fondateurs, leurs descendants, une famille ou un entrepreneur. En revanche, la famille ne doit pas nécessairement jouer un rôle exécutif au sein de la direction de l’entreprise ou faire partie du conseil d’administration. A noter aussi que si cette proportion de 20% diminue légèrement au cours du temps, nous n’allons pas automatiquement vendre notre investissement.

Est-ce suffisant pour pouvoir vraiment influencer les décisions d’une entreprise?

Oui. Plusieurs études académiques ont démontré qu’en détenant au moins 20% du capital d’une société, il est possible d’avoir une réelle influence sur les décisions prises au sein du conseil d’administration. Il y a quelques années, une étude réalisée par EY situait ce seuil à partir de 13%. Cette situation se trouve encore renforcée en Suisse où l’actionnariat des entreprises est souvent très éclaté. On peut aussi penser au rôle joué par certains fonds activistes qui, en ne détenant parfois qu’à peine plus de 3% du capital d’une société, parviennent néanmoins à influencer leurs décisions dans certains domaines, voire à les faire changer de stratégie.

Dans l’ensemble, le réservoir d’entreprises cotées encore partiellement en mains familiales reste suffisant et varié.
Partant de l’indice SPI qui compte 200 sociétés, vous définissez l’univers des entreprises familiales suisses comme étant constitué d’une cinquantaine de sociétés, pour n’en retenir au final qu’une vingtaine. La fondation de nombre de ces entreprises familiales remonte parfois jusqu’au 19e siècle. Au fil des générations, les descendants de la famille des fondateurs s’éloignent parfois peu à peu de la vie de ces entreprises. Cet univers d’une cinquantaine de sociétés ne risque-t-il pas de se rétrécir continuellement à l’avenir?

Pas nécessairement. D’un côté, il y a effectivement un certain nombre d’entreprises dont le capital, initialement aux mains de la famille des fondateurs, tend à se disperser. Le long conflit juridique qui avait opposé la direction de Sika à certains descendants de la famille des fondateurs de l’entreprise, lorsque ces derniers ont voulu céder leurs parts à Saint-Gobain, illustre les tensions qui peuvent résulter de type de situations. Dans ce cas, les héritiers de la famille fondatrice, qui possédaient 16% du capital de Sika mais plus de la moitié des droits de vote, n’avaient plus que très peu de lien avec la direction de l’entreprise. S’agissant des très grandes entreprises, il y en a aussi de moins en moins qui restent en mains familiales. Novartis, par exemple, n’est plus du tout une entreprise familiale, au contraire de Roche.

De l’autre, il arrive, au gré des développements de certaines entreprises, qu’un pan d’activités soit sorti d’un groupe et placé dans une société distincte, qui se redéploye séparément tout en étant contrôlé par une famille. C’est le cas par exemple de la société de techniques médicales Medartis, créée en 1997 par Thomas Straumann (ndlr: de la famille des fondateurs du groupe Straumann, dont il reste l’un des actionnaires principaux) et qui reste le principal actionnaire de cette entreprise dont il détient 48% du capital. Pour pouvoir se développer sur le marché américain, ce fabricant d’implants de précision pour le traitement chirurgical des fractures de petits os a placé une partie de son capital en bourse, ajoutant ainsi une nouvelle société dans l’univers des sociétés familiales cotées en Suisse. Dans le même secteur, on peut aussi citer le cas de la société medtech tessinoise Medacta cotée en bourse depuis 2019. Donc, c’est un univers d’investissement qui se rétrécit dans un certain sens mais qui se redéveloppe aussi dans l’autre sens. Dans l’ensemble, le réservoir d’entreprises cotées encore partiellement en mains familiales reste suffisant et varié.

A votre connaissance, y a-t-il un passage de certaines générations à la suivante – par exemple, de la 3e à la 4e – qui s’avère souvent plus délicat pour assurer la pérennité d’une entreprise familiale?

Beaucoup d’analyses ont été écrites à ce sujet. On parle même de l’«effet Buddenbrook», dont le nom est tiré d’un livre de Thomas Mann qui raconte le long déclin d’une famille de négociants durant la seconde moitié du 19ème siècle. Sur la base de ce récit, cet effet répartit schématiquement les rôles des différentes générations comme suit: la première construit l’entreprise, la deuxième la fait perdurer et la troisième la dilapide! Quant à savoir si cette théorie, inspirée de la littérature, est vraie, je n’observe pas que ce soit vraiment le cas. Il y a plein d’exemples contraires en Suisse: Roche appartient à la quatrième génération, Schindler à la cinquième. Dans ces deux cas, il s’agit d’entreprises qui ont toujours été très innovantes, tout en agissant dans la continuité.

Certaines notations ESG attribuées à certaines entreprises familiales ne sont à mon avis pas toujours pertinentes.
Pour aller au-delà de la troisième ou quatrième génération, n’est-il pas nécessaire de mettre en place des structures spécifiques, telles que des fondations ou des groupes d’actionnaires, au sein de ces sociétés?

Plus on s’éloigne de la période des fondateurs de l’entreprise, plus il devient nécessaire d’organiser la structure du capital de manière professionnelle pour assurer sa pérennité. Au fur et à mesure que les générations avancent, le noyau initial des propriétaires tend à se disperser. Il y a aussi davantage de parties tierces, notamment suite à des mariages, le risque étant qu’ils s’identifient moins à l’entreprise. Pour tenir compte de cette évolution, différentes solutions peuvent être mises en place. Au niveau du capital, cela peut être la mise en place de pactes d’actionnaires. Certaines entreprises choisissent aussi d’effectuer un travail en amont pour intéresser les membres des générations suivantes à participer à la vie de l’entreprise. Dans le cas de Bobst, l’entreprise vaudoise avait confié pendant un temps la direction de la société à des managers externes, puis elle est revenue à un management familial. On peut aussi citer le cas de Bossard, dont le nouveau CEO Daniel Bossard, en place depuis 2018, est à nouveau issu de la famille. Dans d’autres entreprises, les descendants des fondateurs restent à l’écart du management mais gardent un représentant au conseil d’administration.

Outre la prise en compte de ratios purement financiers, vous avez aussi une grille d’analyse qui tient compte d’une dizaine de critères – y compris des aspects environnementaux et de gouvernance. Si une entreprise obtient de bons scores pour presque tous les critères mais un score nul ou proche de zéro dans un domaine donné, allez-vous l’exclure d’emblée de votre fonds?

Non, ce n’est que rarement le cas. Quand une entreprise est vertueuse dans pratiquement tous les domaines, il est plutôt rare qu’elle soit très mal notée pour un seul critère. Maintenant, en ce qui concerne les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG), le troisième aspect, de la gouvernance, est parfois défavorable aux entreprises familiales en raison de la méthode d’analyse appliquée par les agences. En effet, certaines agences de notation font de l’indépendance du conseil d’administration un point clé de leur analyse. Or, dans les entreprises familiales, ce n’est pas toujours le cas. Pourtant, le fait d’avoir une famille parmi les actionnaires est souvent un facteur de stabilité pour les entreprises. C’est pourquoi, certaines notations ESG attribuées à certaines entreprises familiales ne sont à mon avis pas toujours pertinentes. Nous tenons néanmoins compte de telles appréciations car un mauvais score ESG peut aussi avoir un impact négatif sur la réputation d’une entreprise.

Plus de 40% de votre fonds est alloué au secteur de l’industrie et plus du quart à celui des techniques médicales. Vous fixez-vous des limites sur le plan sectoriel?

Non, nous n’avons pas défini de limites d’un point de vue sectoriel. Si l’on considère le domaine des techniques médicales, nous pensons que cela reste un des véritables points forts de la Suisse. Le savoir-faire acquis dans les techniques de précision est progressivement passé de l’horlogerie aux techniques médicales. Beaucoup d’entreprises familiales disposent de très grands atouts compétitifs dans ce domaine à faire valoir sur le plan international. C’est pourquoi nous continuons de beaucoup nous intéresser à ces sociétés. Straumann et Sonova constituent du reste deux des cinq plus grandes positions de notre fonds actuellement.

L’abandon des négociations concernant l’accord-cadre avec l’UE n’est-il pas un facteur d’incertitude pour le secteur des medtech?

Les grandes sociétés n’auront pas trop de difficultés à surmonter cette situation, car elles disposent de filiales en Europe. Pour les plus petites sociétés, c’est une source de difficultés. Certaines d’entre elles pourraient être coupées dans leur élan, ce qui, à terme, peut conduire à un problème de relève si une solution n’est pas trouvée. En l’absence d’accord-cadre avec l’UE, il est certes possible, comme «plan B», de miser sur un accord sectoriel spécifique pour la medtech. Une telle approche est toutefois très chronophage et risque de coûter cher. Ce n’est pas vraiment une solution praticable sur le long terme.

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