Le retour des valeurs défensives

Salima Barragan

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«Il y a une féroce dispersion des rendements», explique Jean-Paul Jeckelmann, CIO de la Banque Bonhôte.

Après des années de fortes corrélations, des divergences importantes sont apparues entre les marchés et les titres depuis le début de l’année. C’est le moment de se positionner adéquatement pour en profiter. Dans ce but, Jean-Paul Jeckelmann, CIO de la Banque Bonhôte, nous livre ses perspectives de marché.

Quelles sont vos vues sur les marchés actions pour cette seconde partie de l’année?

Nous attaquons le deuxième semestre dans une situation intéressante. Nous continuons de profiter, d’un côté, d’une économie robuste couplée aux bons résultats des sociétés, d’une demande de crédit positive ainsi que d’une inflation maîtrisée. Mais, de l’autre côté, nous avons aussi des incertitudes liées à la guerre commerciale, une situation tendue en Europe, entre l’Italie, l’Allemagne et le manque d’actions communes. Nous voyons aussi quelques fissures dans certains pays émergents comme la Turquie, le Venezuela et l’Argentine. Enfin, la politique monétaire restrictive reste un risque important. Ces éléments négatifs, qui nous sont déjà connus, expliquent l’évolution atone et latérale des marchés. Mais les impacts que pourraient avoir, à terme, cette potentielle guerre commerciale et le resserrement monétaire, sont sous-estimés par les investisseurs. Mais nous en sommes encore loin et globalement, si l’on n’assiste à aucune détérioration ou événements hors contrôle, les marchés devraient se porter raisonnablement bien.

«Sur le SPI, certains titres ont atteint 35% de hausse,
alors que d’autres ont baissé de plus de 35%.»

Actuellement, il y a eu des divergences importantes entre les différents marchés et titres. Au sein de l’Eurostoxx 50, les meilleures performances ont affiché 15% alors que les pires sont descendues à -15%. Sur le SPI, certains titres ont atteint 35% de hausse, alors que d’autres ont baissé de plus de 35%. Il y a une féroce dispersion des rendements et les pourcentages d’écart sont très importants. Après des années de fortes corrélations, il y a davantage de possibilités de profiter des divergences entre les titres. Nous avons donc renforcé la classe des investissements alternatifs long/short equity qui seront les mieux positionnés.

Dans cet environnement, quels sont les secteurs que vous privilégiez? 

Nous revenons sur les valeurs de consommation courante. Nous privilégions le secteur du «food and beverage», qui sort d’une longue période d’hibernation, pour sa nature défensive. L’ensemble du secteur a connu une période difficile avec des corrections très importantes. Des sociétés telles que Nestlé, Anheuser Busch, Kraft et General Mills, ont souffert d’une longue sous-performance.

Suite aux premières hausses de taux d’intérêt, les valorisations de ces sociétés, à haut cashflow, ont été impactées. Nous avons aussi observé un changement d’attitude de la part des consommateurs qui reviennent sur des produits naturels et locaux ainsi que sur des produits de niche. Les bières artisanales, par exemple, reprennent la part belle de 15% des rayons et la croissance de leurs ventes  est plus élevée que celle des bières traditionnelles. Mais de l’autre côté, il y a le marché de la bière bon marché qui séduit les consommateurs attentifs aux prix. Ces deux pôles grignotent les parts de marché des grands brasseurs qui réagissent avec de nouvelles déclinaisons pour les regagner. L’industrie alimentaire s’est reprise en main pour apporter plus que des plats cuisinés et va retrouver la croissance. Par exemple, Nestlé sort des domaines de faible croissance, et offre des produits où elle peut amener une réelle prime de qualité. 

«Nous observons un retour en arrière des habitudes des
consommateurs où la notion de proximité l’emporte.»

En général, le secteur de la distribution,  en concurrence avec les ventes par internet doit se réinventer. Et nous observons un retour en arrière des habitudes des consommateurs où la notion de proximité l’emporte. Par exemple, les supermarchés hors des villes commencent à souffrir, et les grandes enseignes remettent des petits supermarchés dans les quartiers pour leur accessibilité. Par contre, il est encore un peu tôt pour jouer cette thématique, mais nous pourrons bientôt retourner sur les leaders des valeurs de supermarché comme Tesco ou Carrefour, en pleine phase de transformation. L’on sent qu’il y a une vraie prise de conscience et que l’industrie se réinvente.

Nous devenons aussi positifs sur les services financiers européens tels que les société d’assurances, la finance diversifiée et les banques de détail comme Crédit Suisse et UBS. Nous anticipons la sortie du Quantitative Easing et le début d’une phase de hausse des taux d’intérêt dont le secteur profitera.

Dans quels secteurs réduisez-vous votre exposition?

Nous allons bientôt alléger notre exposition sur les sociétés de croissance car le momentum s’atténue. Sur le secteur de la technologie, la performance relative va se détériorer prochainement. Le momentum y est toujours présent, mais nous le surveillons pour réduire notre allocation. En général, nous évitons les secteurs cycliques qui souffrent davantage de la guerre commerciale et dont la visibilité sue les bénéfices est moins bonne. 

Dans ces conditions, comment jouez-vous la nouvelle économie?

Nous aimons beaucoup la thématique des sociétés indirectement liées à la nouvelle économie. Nous nous intéressons à des sociétés comme Interroll, une société suisse qui fournit les rouleaux et les équipements des tapis roulants de distribution à Amazon. Interroll vient d’émettre un «profit warning» positif. La Fintech, en revanche, est une thématique difficile à capitaliser car il n’y a peu de sociétés cotées même si certaines comme PayPal et WeChat se développent rapidement.

Etes-vous exposé sur les marchés émergents?

Après une période difficile, nous revenons sur les marchés émergents comme la Chine. Elle a beaucoup souffert de la rhétorique commerciale mais son profil risque/rendement redevient positif. De même, nous sommes retournés sur les obligations en monnaies locales suite à leur correction et à l’élargissement des spreads de crédit, car le point d’entrée actuel nous semble intéressant. Aussi, ce segment est moins vulnérable aux hausses de taux, même si certains pays comme l’Indonésie et le Brésil y sont plus corrélés.

Comment êtes-vous positionné sur la Suisse?

Nous sommes équipondérés sur la Suisse. Le SMI a sous-performé à cause de sa pondération. Nestlé, Roche et Novartis ont mangé leur pain noir. Le SPI, par contre, a eu une meilleure performance, plus proche des marchés européens. Nous voyons le SMI évoluer plus positivement.

Etes-vous toujours très positifs sur l’immobilier suisse?

Après avoir été très surpondéré sur l’immobilier suisse, nous avons réduit notre exposition et sommes actuellement sous-pondérés. Le marché avait attiré beaucoup de capitaux mais aujourd’hui nous observons un déséquilibre entre l’offre et la demande dû à un ralentissement de l’immigration. Le temps de mise en construction des nouvelles locations s’allonge et un excès dans l’offre commerciale se fait ressentir. Les objets chers trouvent plus difficilement preneurs. L’on voit un ralentissement dans la demande de PPE, car les acheteurs qui en avaient les moyens, ont déjà acheté. Les caisses de pension, qui voyaient dans l’immobilier une bonne manière de combattre les taux négatifs, sont dans une phase de digestion des investissements. Elles ont lancé trop de projets et il y a une suroffre.

«C’est la stabilisation des cours de change qui est importante
pour les entreprises, bien plus que le niveau absolu des monnaies!»
Malgré ces difficultés, comment se porte votre fonds investi à hauteur de 1 milliard de francs dans l’immobilier en Suisse?

Tout se passe encore très bien car le fonds est bien établi. Mais nous voyons plein de propositions de biens à vendre qui ne trouvent pas d’acquéreurs. Grâce à notre fonds, qui nous sert de jauge, nous avons pu faire un bon bilan du marché. Il est encore en équilibre sur certaines régions mais en excès d’offre sur d’autres. La performance du fonds coté en bourse est différente de l’évolution de la valeur des actifs. Sa valeur en bourse a perceptiblement fléchi comme l’ensemble du secteur mais la valeur des actifs a, quant à elle, légèrement augmenté. Cela est dû à la compression des primes, mais en général l’immobilier cote avec une prime positive.

Comment réagira le marché immobilier suisse lors d’une hausse des taux de la BNS?

La première partie du mouvement de hausse des taux ne fait pas peur. Jusqu’à 1%, cela n’aura pas beaucoup d’impact. Mais si l’ensemble des taux augmente avec un taux des emprunts de la Confédération à 10 ans de 1,25%, l’immobilier va souffrir car le taux hypothécaire s’élèvera alors à 2,5%. Dans cette configuration, les prix vont chuter mais tant que les taux évoluent entre 0,25% et 0,75%, l’impact sera contenu. D‘ ici là, il faudra beaucoup de temps pour atteindre un taux de 0% car la BNS n’est pas pressée. En 2019, elle pourrait tenter de les remonter mais nous ne pensons pas pour autant qu’ils redeviendraient positifs. 

Pensez-vous que les critiques envers la BNS sont justifiées?

Si l’on regarde ce que la BNS a fait, il faut lui rendre hommage. Ses dirigeants ont pris des décisions courageuses, qui n’étaient pas évidentes et qui ont fait des remous! Ils ont réussi à naviguer dans des eaux mouvementées. C’est la stabilisation des cours de change qui est importante pour les entreprises, bien plus que le niveau absolu des monnaies! Pour ce faire, il y a eu une fuite en avant avec un bilan de 700 milliards de francs suisses. Il faudra trouver un moyen pour dénouer cette situation et se sera son plus grand défi. Avec un tel bilan, des petits mouvements de 10% auront de gros effets. Cela pourrait créer aussi bien des secousses sur les marchés que des pressions politiques.