L’étonnante relation entre semi-conducteurs et cryptodevises

Salima Barragan

3 minutes de lecture

Comment la hausse des cours a précipité la pénurie historique des puces. Avec Tomasz Godziek de J. Safra Sarasin.

Quelques 169 industries dépendent des semi-conducteurs, ces matériaux logés au cœur des ordinateurs, des smartphones, mais aussi des automobiles. Lorsque les cours des cryptodevises se sont envolés il y a quelques mois, les mineurs se sont empressés de commander toutes les meilleures puces de Nvidia et de ses concurrents afin d’augmenter la cadence de minage dont le rendement était devenu plus bien plus attractif. Cette demande extraordinaire a précipité la pénurie historique face à laquelle, «l’industrie est en train de changer», estime Tomasz Godziek, lead Portfolio Manager d’un fonds sur les technologies novatrices chez J. Safra Sarasin. Entretien.

Pouvez-vous revenir sur les événements qui précipitèrent la pénurie inédite des semi-conducteurs?

Initialement, les inventaires étaient quasi inexistants et la chaîne d’approvisionnement très fine. Puis en raison du confinement, certaines usines ont dû fermer, ce qui a créé une première rupture de la chaîne. Toujours à cause du lockdown, la demande est montée en flèche car les entreprises devaient mettre à jour leur parc informatique et s’équiper pour le télétravail. La demande pour l’électronique personnel et la première vague de mise à jour de smartphones ainsi que le lancement du nouvel iPhone ont accentué la pénurie. Apple fut l'une des rares entreprises à bien gérer sa chaîne d’approvisionnement. En novembre, l’arrivée des vaccins sur le marché a dopé le moral des consommateurs avec pour conséquence une remontée des achats d'automobiles des ménages et une reprise des dépenses d’investissement des entreprises. Mais c’est également la flambée des cours des cryptodevises qui a précipité la pénurie. Pour profiter de leur rendement soudain très élevé, les mineurs ont commencé à acheter un maximum de puces pour produire du Bitcoin et de l’Ethereum à tour de bras.

La Chine, qui ne produit que 3% des puces, comprend qu’elle n’a pas l’industrie adéquate compte tenu de sa forte consommation.
Quel secteur a davantage souffert de la pénurie?

Le secteur automobile où la gestion de la chaîne d’approvisionnement était particulièrement mauvaise, s’est retrouvé à court de puces. Environ 4 millions de voitures n’ont pu être produites, ce qui représente un manque à gagner de 100 milliards de dollars pour l’industrie.

Quelles sont les perspectives des fabricants de semi-conducteurs pour les mois à venir?

Les fabricants affirment que leurs carnets de commandes sont pleins pour les deux prochaines années: ce qui est une première dans l’industrie. Habituellement, les niveaux des inventaires montent très haut lors des crises, avec une pression sur les prix qui finissent par s’effondrer. On réalise aujourd'hui combien les semi-conducteurs sont la base du monde numérique. La Chine, qui ne produit que 8% des puces, comprend qu’elle n’a pas l’industrie adéquate compte tenu de l'importance de sa consommation.

Quand retrouveront-ils leur rythme de croisière d’avant la crise?

Une puce nécessite six mois de production alors que la construction d’une nouvelle usine en demande trois ans. Nous pensons que la situation devrait s’améliorer lors du deuxième semestre de l’année prochaine, d’où une reprise simultanée du cours des actions des sociétés productrices. D’ici-là, la pénurie va perdurer, mais elle aboutira à un changement structurel de l’industrie. 

Comment va-t-elle transformer l’industrie?

Les acteurs ont pris conscience de l'importance des semi-conducteurs dans l'économie numérique ce qui poussera les entreprises à conserver davantage de stocks. On s’attend à une meilleure gestion de la chaîne d’approvisionnement, notamment dans le secteur automobile qui n’ira plus se sécuriser auprès d’intermédiaires tels que Continental, mais directement auprès des fabricants. Nous ne verrons probablement plus de gestion de type «juste à temps» qui a contribué à accentuer la volatilité historique de l'approvisionnement. Les fabricants d'équipements d'origine et de smartphones accepteront des calendriers de commandes plus prévisibles.

Certaines cryptodevises comme l’Ethereum migrent sur une nouvelle technologie plus efficiente appelée «Proof-of-Stake».
Comment expliquez-vous que les prix des semi-conducteurs n’aient pas dramatiquement augmenté depuis le début de la pénurie?

La magnitude des écarts sur les prix n’était pas significative car les entreprises établissent des contrats sur an. Elles modifient leurs prix en fin de période. Des sociétés comme Infineon ont choisi de ne répercuter que très graduellement l’augmentation de leurs coûts de production. En revanche, les puces de mémoire sont davantage orientées par le marché des matières premières; elles sont donc plus volatiles. Ces dernières ont en revanche considérablement augmenté. 

Quels liens inattendus avez-vous observé entre les cryptodevises et les semi-conducteurs?

Les statistiques ont démontré que le minage consomme davantage d’énergie que l'ensemble de la Suisse à cause du protocole Proof-of-Work basé sur la Blockchain pour lequel les mineurs doivent résoudre des problèmes d’algorithmes complexes qui nécessitent les meilleures puces produites par Nvidia, ce qui a entraîné une demande substantielle pour ces composants. Mais cette dernière a décidé de refuser toutes les ventes à l’attention des mineurs de cryptodevises, ce qui a créé de la volatilité sur le marché.

Elon Musk avait dénoncé le caractère énergivore des cryptodevises. Quelles sont les nouvelles technologies qui les permettront de devenir plus efficientes?

Aujourd’hui, certaines cryptodevises comme l’Ethereum migrent sur une nouvelle technologie plus efficiente appelée «Proof-of-Stake», qui n'induit pas une consommation excessive de la puissance de l’ordinateur. Un autre concept très efficace basé sur le stockage, appelé «Proof-of-Space» est également en train d’émerger. Il est à l'origine de la forte augmentation du cours des actions de sociétés telles que Seagate et Western Digital qui fabriquent des disques durs.

Quelles entreprises productrices de semi-conducteurs suivez-vous?

Celles qui produisent des matériaux pour les machines sont très intéressantes car leurs puces sont si complexes que très peu de sociétés ont le savoir-faire et les ressources financières pour les produire. Il s’agit d’un marché oligopolistique avec un très fort pouvoir sur les prix qui comprend Applied Material, ASML et Tokyo Electron. Nous aimons également les puces qui permettent une meilleure gestion des batteries ainsi qu’une conversion optimale de l’énergie. A cet effet, nous investissons dans les semi-conducteurs analogues à travers des sociétés comme Infineon et Analog Devices.

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