Il n’est d’économie que politique

Nicolette de Joncaire

3 minutes de lecture

Sortie de crise, la capacité de récupération varie considérablement d’un pays à l’autre. Entretien avec Yves Bonzon de Julius Baer.

L’économie est toujours une question de choix dans l’organisation de la création des ressources et de leur répartition. Elle est donc éternellement politique. Aujourd’hui plus que jamais, les décisions de gouvernements façonnent et façonneront l’environnement économique. Entretien avec Yves Bonzon, Chief Investment Officer de la banque Julius Baer.

L’activité économique reprend doucement mais il n’est question que de récession. A quoi devons-nous nous attendre?

La nature même de la crise est inhabituelle car elle a été créée par un choc externe, en l’absence de déséquilibres économiques structurels ou de changement de direction de la politique monétaire. C’est un cas presque unique, aux Etats-Unis par exemple, où la seule autre exception fut la crise du pétrole de 1973. Il était de surcroit difficilement imaginable que tous les gouvernements adoptent, au même moment ou presque, une politique similaire, voire identique, visant à privilégier la santé à tout prix. Cela ne s’était jamais vu par le passé. A la stratégie de confinement, s’est ajoutée une grande confusion médiatique sur les vues scientifiques de la nature de l’épidémie et des mesures à prendre, confusion de nature à renforcer la méfiance et les peurs des citoyens. Aujourd’hui, l’activité reprend mais l’économie n’est pas un robot de cuisine muni d’un bouton on-off. Les temps de reprise, l’inertie du système, sont imprévisibles. Dans une atmosphère anxiogène, Il sera difficile de faire repartir la machine: les gens craignent de reprendre les habitudes «d’avant» et il faut s’attendre à une vague de faillites, en particulier dans les secteurs comme l’hôtellerie, la restauration ou le tourisme. Sans oublier qu’en Europe, les faillites sont souvent assorties d’un endettement insurmontable et d’une connotation très négative.

«La perte d’activité se situe, selon les pays, entre 15 et 30%,
davantage (35%) dans certains pays comme la France ou l’Italie.»
Peut-on mesurer la perte d’activité et la capacité de reprise?

La perte d’activité se situe, selon les pays, entre 15 et 30%, davantage (35%) dans certains pays comme la France ou l’Italie. On estime que la Suisse, par exemple, tourne autour de 80% de son niveau d’activité pré-confinement. Avec l’arrêt complet de la production automobile, le Mexique est plus gravement touché. La capacité de récupération est une autre affaire. Elle sera extrêmement diverse selon les pays, l’orientation de leur économie et la capacité des Etats à soutenir les trous de revenu créés par le confinement. Certains pays seront bien placés pour récupérer d’ici 2021-2022, d’autres resteront autour de 80-85% de leur capacité précédente, peut-être indéfiniment. Ce pourrait être le cas de l’Espagne. Nous ne commencerons à avoir une idée plus précise de la récupération que vers septembre, lorsque les PMI vont remonter.

Quelle politique doivent mener les Etats?

La politique la plus raisonnable – à mon sens la seule efficace - serait que les Etats compensent les pertes de revenus. Il n’est pas possible de réparer l’économie par des transferts entre bilans privés. Le seul moyen de boucher les trous sont par transferts des Etats vers le privé. En Suisse, par exemple, les dossiers de conventions de crédit devraient être réexaminés et la Confédération pourrait effacer une partie de la dette et accepter des remboursements par crédits d’impôts. Ce, indépendamment de la solidité financière des entreprises, et donc en fonction de la perte, et non du bilan d’origine. Il est absolument essentiel de s’assurer d’un dommage aussi minime que possible pour étayer la reprise. Nous serons à la peine, même dans les pays prospères comme le nôtre, mais si nous n’agissons pas vite et fort, sans procrastiner, nous courrons le risque d’une reprise en L (les lettres sont très à la mode).

Craignez-vous des réactions populaires?

Elles sont loin d’être exclues. Les mesures de confinement ont engendré une inégalité supplémentaire entre les classes de population et il existe un vrai danger de surréaction contestataire dans certains pays. Plus le transfert de l’Etat vers les entreprises et les citoyens sera rapide et important, moins l’économie va se déliter et donc moins les tensions s’exaspéreront. Le mot d’ordre est: minimiser les pots cassés… 

N’est-il pas difficile pour certains Etats de financer des trous de cette amplitude. Ceux qui sont déjà très endettés par exemple?

J’imagine que vous faites référence au fameux mythe obsessionnel du ratio «dette sur PIB» - auquel le Japon survit fort bien depuis de longues années. Un mythe qui parait d’ailleurs ne plus être d’actualité depuis la crise du coronavirus! En vérité, les Etats seront financés, comme toujours, par l’impôt et la planche à billet. La tendance vers des politiques économiques non orthodoxes – la Théorie Monétaire Moderne (MMT) - que nous avions anticipée dans nos Perspectives Séculaires se confirme.

«Privilégier les pays développés mieux équipés pour sortir de la crise
dont les ‘boutique-countries’, comme la Suisse ou Singapour.»
Certains sont toutefois dans l’incapacité d’imprimer la monnaie dans laquelle ils sont endettés. En zone euro, pour ne citer qu’un cas.

Effectivement. Et la décision prise par la cour de Karlsruhe qui empiète sur l’indépendance de la BCE, vient rendre la situation difficile. Mais le risque de tensions sur la zone euro reste faible. Les Allemands, grands bénéficiaires de l’euro, n’en seront pas les fossoyeurs.

Quand on évoque la planche à billet, on pense inflation. Un risque réel?

L’une des autorités en la matière, Richard Koo de Nomura, expliquait il y a quelques jours que tout dépendra de la réaction du secteur privé, entreprises et ménages. Lorsqu’ils perdent leur richesse, ils tendent à augmenter leur épargne. Après la crise de 2008, le taux d’épargne privé avait fortement augmenté – 15 points de PIB en Espagne par exemple. Il existait donc un réservoir d’épargne à dépenser. Tant que les gouvernements ne dépensent que les surplus d’épargne, le risque d’inflation est faible. Aujourd’hui la dynamique est différente. Il faut s’attendre à une hausse de l’épargne à court terme mais, si l’économie ne se remet pas, entreprises et ménages vont aller puiser dans ce stock avec un risque potentiel d’inflation. Rappelons toutefois qu’en tout état de cause, personne ne peut se permettre des taux d’intérêt en hausse: la Réserve fédérale et le Trésor américain contrôleront la courbe des taux pour la rigidifier, autour de 1% pour le 10 ans US.

Quelles régions privilégier pour l’investissement?

Privilégier les pays développés mieux équipés pour sortir de la crise dont les «boutique-countries», comme la Suisse ou Singapour. A éviter : la zone euro, exception faite de l’Allemagne, et les marchés émergents, sauf la Chine. Avec le choc pétrolier, les pays du Moyen-Orient sont également à proscrire.

Est-il temps d’acheter des titres?

Si vous pensez aux cycliques qui se sont effondrées (avec leurs bénéfices), non. Tant qu’il n’y a pas de reflation par les gouvernements, les actions «value» ne se redresseront pas. Ce qui fonctionne le mieux à l’heure actuelle sont les défensives et les tech, ces FAANMG qui mènent le marché.

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