ESG, le retour d’un capitalisme à visage humain

Nicolette de Joncaire

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«L’essor de l’investissement durable est irrépressible. Il est le fait d’une volonté de société.» estime Jean Keller de Quaero Capital.

La place financière suisse a survécu au changement de paradigme du private banking et se cherche aujourd’hui une place à l’échelon international. Quelles cordes a-t-elle à son arc et pourquoi? Développement de la gestion d’actifs? Positionnement au centre de gestion durable? Entretien avec Jean Keller, CEO et associé de Quaero Capital.

Quel avenir pour la place financière suisse?

Après la crise de 2008 et la fin du secret bancaire, les oracles avaient prédit la fin prochaine de la place financière suisse. Mais aujourd’hui, il faut bien admettre que cette mort annoncée n’a pas eu lieu. De fait, contrairement à ce que beaucoup pensaient, la force de cette place n’était pas redevable au seul secret bancaire, mais à une somme des compétences difficiles à répliquer. Même pour un patrimoine relativement modeste, il est possible en Suisse d’obtenir un conseil global de qualité, ce qu’il est parfois difficile de trouver dans de grands centres financiers internationaux à moins de disposer d’une fortune très importante. Ce savoir-faire très international a créé un univers qui est loin d’être facile à reproduire. Il faut réaliser que, comme pour l’horlogerie, le rendu artisanal suisse masque fort bien une chaine de production industrielle très au point.

Beaucoup en doutent. L’asset management suisse a-t-il ses chances?

En plus des grands instituts, l’asset management suisse compte déjà de très beaux noms : Pictet, Partners Group, Lombard Odier, Unigestion ou à une autre échelle Fisch, Mirante, Decalia, Alatus ou Atlanticomnium. A force de détermination et parce qu’ils visent la qualité dans l’intérêt de leurs clients, certains acteurs suisses, tels que Pictet ou Partners Group, sont capables de concurrencer les meilleurs à l’échelle mondiale. Et il y a d’autres pays challengers auxquels on ne pense pas toujours. Alors que l’asset management était autrefois entièrement dominé par les Anglo-saxons, on assiste aujourd’hui à l’essor des maisons françaises. Pensez qu’à côté des grandes enseignes généralistes, il existe aujourd’hui en France environ 660 sociétés de gestion spécialisées et non des moindres. Comgest, Carmignac, OFI, La Financière de l’Echiquier ou Richelieu ne sont que quelques-uns des noms qui viennent à l’esprit… Pour en revenir à la Suisse, j’ai peu de doutes sur notre capacité à développer une industrie de l’asset management de tout premier niveau.

Genève détient une formidable carte:
la présence des Nations-Unies.
L’investissement ESG est en plein essor. Genève peut-elle s’y positionner comme leader?

Les dés ne sont pas encore jetés. Genève détient une formidable carte: la présence des Nations-Unies, qui pourraient servir d’arbitre pour aider à atteindre les Objectifs de Développement Durable définis ces dernières années. Mais, comme le rappelle volontiers Angela de Wolff de Conser, les standards de cette activité sont en train d’être définis ailleurs et la place genevoise pourrait rapidement se trouver distanciée.

Justement, il règne une certaine confusion sur l’ESG. Quel est véritablement son rôle?

Commençons par le rôle d’un gérant d’actifs, tout au moins tel que je le conçois : sa mission est de maximiser la performance nette ajustée du risque. Or, le risque, ce n’est pas uniquement la volatilité. Il faut aussi prendre en compte le risque de réputation, sans parler des risques financiers et légaux en cas de catastrophe. Dans ce contexte, il est impossible de sous-estimer les changements de perception qui se manifestent dans notre société vis-à-vis de l’environnement, de la gouvernance et du progrès social. Pour ce qui est de l’environnement, nous assistons à une formidable transformation qu’on ne peut ignorer. Quel fonds de pension acceptera aujourd’hui d’investir dans une mine de charbon pour une épargne à long terme? Sur le plan social, la préoccupation des consommateurs pour une production plus humaine et surtout conforme à des standards éthiques forts ne peut plus être sous-estimée. Ainsi, la vague d’indignation qui a suivi l'effondrement du Rana Plaza au Bangladesh a remodelé les exigences vis-à-vis de l’industrie textile, surtout de la part des générations plus jeunes, soucieuses de participer de manière plus active à la gestion de leur épargne.

Et la gouvernance?

L’épargne collective doit avoir une politique d’engagement. Le capitalisme d’aujourd’hui, c’est une mutualisation des risques économiques, avec la dominance des très grands fonds de pension. Ceux-ci ne peuvent plus se contenter d’être des actionnaires passifs. La prise de capital doit ainsi être assortie d’une politique de vote. Il y a cinquante ans, les assemblées générales étaient représentatives. Mais avec la dilution du capital, le capitalisme a perdu son sens des responsabilités. Ce sont maintenant les fonds de pension qui sont propriétaires des entreprises et ils ont des devoirs vis-à-vis de leurs membres. Or ces affiliés, et plus particulièrement les générations montantes, exigent que leur patrimoine soit géré selon un cadre moral, ce qui oblige les fonds de pension à exercer une certaine pression sur la direction des entreprises lorsque c’est nécessaire. Ils se doivent de diriger l’épargne collective vers les activités à impact positif et sanctionner celles dont l’impact est négatif. Le capitalisme avait perdu son visage. Il doit le retrouver et la finance doit être un citoyen honorable.

Nous abordons les premières années où la
production de CO2 croit moins vite que l’économie.
Ces sanctions ont-elles un effet?

Sans aucun doute. A la fin des années 80, le poids des sanctions financières a été un levier de changement puissant sur la politique d’apartheid de l’Afrique du Sud. Il n’y a donc pas de raison que les pressions n’aient pas d’impact aujourd’hui

Revenons à l’environnement. Ne courrons-nous pas à notre perte?

On a minimisé le bouleversement qu’a déjà subi l’industrie de l’énergie. Les émissions de carbone au niveau mondial se sont découplées de la croissance du PIB et nous abordons les premières années où la production de CO2 croit moins vite que l’économie. Le recul pourrait être exponentiel et nous devrions pouvoir atteindre assez rapidement le point où notre planète sera de nouveau capable d’absorber sans dommage ces émissions. Mais pour cela, il faut qu’il y ait une véritable volonté politique de la part de tous les acteurs. Cette volonté, les investisseurs institutionnels doivent également la développer.

Quaero Capital renforce son expertise ESG.

Notre société est signataire des Principes des Nations Unies pour l'Investissement Responsable et nous avons récemment engagé Georgina Parker pour soutenir notre effort de recherche dans ce domaine, plus particulièrement en ce qui concerne les small caps qui sont mal couvertes. Nous avons aussi lancé l’an dernier un fonds consacré aux énergies propres, axé sur les petites valeurs européennes. Laissez-moi, à ce propos, vous raconter une anecdote: une société britannique que nous observions avec intérêt souffrait d’une note ESG faible. Tout simplement parce qu’elle n’avait jamais répondu à aucun questionnaire. Mais lorsque nous l’avons sollicitée, elle s’est montrée très ouverte à nos questions et, tout renseignement pris, son comportement et sa volonté de s’améliorer étaient de première qualité. Pour en revenir à ce que j’évoquais plus haut, l’investissement ESG a bien un effet normatif positif.

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