Avoir raison trop tôt, c’est avoir tort

Emmanuel Garessus

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Si un cessez-le feu est probable l’an prochain, il ne faut pas encore revenir dans les actions, selon Didier Borowski, d’Amundi.

© Delporte

L’émergence d’un régime d’inflation durablement plus élevée a été rapidement signalée par Amundi en 2021. La fragmentation croissante du monde, une nouvelle mondialisation avec une recentralisation des chaînes de valeur et la transition climatique contribuent à un relèvement des prix qui s’ajoutent aux facteurs cycliques et à la guerre en Ukraine. En cette fin d’année, Didier Borowski présente ses vues sur les d’intérêt et sur les marchés en 2023.

Est-ce que 2023 marquera la poursuite des tendances stagflationnistes de 2022?

Didier Borowski: L’inflation sous-jacente ralentira mais très lentement. L’année 2023 ne sera pas l’exacte opposée de 2022 sur le plan économique. Les marchés, eux, peuvent évoluer de façon très différente de l’année écoulée, mais, en termes macroéconomiques, il faudra d’abord s’extirper de la récession. La normalisation n’est pas à l’agenda de 2023, ni d’ailleurs de 2024.

Est-ce que la récession sera modeste ou profonde?

C’est toute la question. A priori, nous pensons que nous traverserons une petite récession, en raison des programmes de soutien budgétaire déployés, mais les risques sont clairement à la baisse. Nous prévoyons une contraction du PIB de 0,7% dans la zone euro en 2023 et nous estimons par ailleurs que le risque que l’économie américaine tombe en récession l’an prochain est en train de s’accroître (de l’ordre de 30 à 40% selon nous). Si l’on ajoute le ralentissement chinois, l’économie mondiale progressera faiblement l’an prochain. La croissance mondiale se limitera à 2,2% en 2023, contre 3,4% en 2022, ce qui pèsera sur les prévisions bénéficiaires des entreprises.

Il faudra rester flexible et saisir les opportunités. Nous nous tenons prêts à ajuster les portefeuilles aux conditions de marché.
Et l’inflation?

L’inflation n’a pas encore atteint son pic en Europe. La hausse des prix devrait atteindre 7,5% dans la zone euro en 2023. Nous traverserons encore deux ans avec une inflation supérieure à la cible de la BCE. Les taux directeurs augmenteront. Nous risquons même de voir des banques centrales resserrer «excessivement» leur politique monétaire.

L’inflation se stabilisera mais plus tard, et vraisemblablement sur un niveau de 1 à 2 points au-dessus de son niveau des deux dernières décennies.

Les stratégistes semblent de plus en plus tentés d’investir davantage. Est-ce que vous avez aussi cette analyse?

Notre scénario central est plutôt bien escompté par les marchés obligataires mais il ne l’est pas par les actions. L’essentiel de la correction obligataire est derrière nous. Nous privilégions le crédit «Investment Grade», d’abord aux Etats-Unis; en revanche, nous restons en dehors des titres à haut rendement. Les emprunts d’Etat peuvent à nouveau jouer leur rôle de protection dans les portefeuilles contre une nouvelle jambe baissière sur les bourses. A cet égard, 2023 sera une année très différente de 2022.

Faut-il être «Risk on», donc prendre davantage de risques aujourd’hui, ou «Risk off»?

Ce n’est pas la bonne dichotomie. Ce n’est sûrement pas le moment de dérisquer les portefeuilles, donc d’être «Risk Off». Nous recherchons de meilleurs points d’entrée pour réallouer le risque. Mais ce moment ne nous semble pas encore venu.

Le risque est d’avoir raison trop tôt. Il y aura évidemment tôt ou tard une reprise cyclique, mais notre principale préoccupation aujourd’hui c’est la récession, y compris sur les profits. Les investisseurs qui veulent se repositionner agressivement, dès aujourd’hui, à l’achat sur les actions, s’exposent au risque, élevé selon nous, d’une nouvelle correction baissière au début de l’année prochaine, voire avant.

Pourquoi craignez-vous pour les actions?

Les marges ont été très résilientes, mais cela s’expliquait par la capacité des entreprises à fixer les prix, à répercuter les hausses de coûts sur leurs prix de vente grâce à la bonne tenue de la demande des ménages, elle-même soutenue par leur épargne. Il en sera différemment l’an prochain lorsque ces derniers subiront les pertes de pouvoir d’achat. Les marges bénéficiaires vont souffrir, surtout en Europe. Les marchés sous-estiment cette détérioration. Le récent rebond résulte d’une forme de complaisance à l’égard des entreprises. Ceci dit, une correction donnerait des opportunités de repositionnement, au printemps 2023 voire avant. Au sein des actions, nous privilégions aujourd’hui les valeurs défensives aux cycliques et plutôt les Etats-Unis à l’Europe. Mais ce n’est pas gravé dans le marbre! Il faudra rester flexible et saisir les opportunités. Nous nous tenons prêts à ajuster les portefeuilles aux conditions de marché.

La Chine subit le ralentissement en cours et reste vulnérable. Par contre certains pays d’Amérique latine bénéficient de la hausse des matières premières.
Les investisseurs américains ont fortement vendu les marchés européens. Est-ce que la perte d’attrait de l’Europe va se poursuivre auprès des investisseurs étrangers?

L’Europe est à l’épicentre de la crise énergétique induite par la guerre en Ukraine. Le risque géopolitique est ici, en Europe. La défiance des investisseurs étrangers est logique. Mais d’ici à la fin 2023, la probabilité d’un cessez-le-feu est significative, surtout en fin d’année. Cela devrait accroître l’attractivité de l’Europe. Les investisseurs étrangers pourraient changer d’avis d’ici au second semestre 2023. A fortiori si le dollar commence à se déprécier.

Avec un cessez-le-feu et une normalisation au deuxième semestre 2023, est-ce que cela signifie la fin du trend haussier du pétrole et des matières premières?

Non, au contraire. Le prix du gaz a déjà bien reflué. Et nous sommes plus inquiets pour l’hiver prochain parce qu’il faudra restocker sans le gaz russe. Il y aura beaucoup de concurrence pour s’approvisionner en gaz liquéfié américain. Cela fera remonter le prix du gaz. La crise énergétique ne s’arrêtera pas avec la guerre en Ukraine. Sur le pétrole, c’est moins la demande que l’offre qui déterminera les prix. Le prix d’équilibre s’est accru car il y a de moins en moins d’intérêt à investir dans les énergies carbonées.

Quels pays émergents privilégiez-vous en ce moment?

Du côté des obligations, nous privilégions les pays les plus avancés dans leur processus de normalisation monétaire et où l’inflation est proche de la cible définie par la banque centrale. Nous évitons les pays dont l’inflation n’est pas maîtrisée. Il y a de la valorisation relative à jouer à partir de ces deux critères, à condition de se positionner en monnaie forte.

Dans les actions, la résilience des modèles est un critère majeur. La Chine subit le ralentissement en cours et reste vulnérable. Par contre certains pays d’Amérique latine bénéficient de la hausse des matières premières.

Le terme d’émergents est d’ailleurs remis en cause par la fragmentation des situations, ce qui exige de monter en granularité et d’évaluer la sensibilité à la crise énergétique et au ralentissement chinois.

Nous restons prudents à ce stade, compte tenu de la hausse du dollar et des taux d’intérêt de la Fed. Les pays endettés en dollars sont vulnérables. Mais nous reviendrons vraisemblablement vers les émergents dans le courant de l’année prochaine.

A la fin de 2023 les grands indices boursiers seront-ils plus hauts qu’aujourd’hui?

Oui, c’est notre sentiment. Mais il faut faire attention à la séquence. On peut passer par une correction avant d’en arriver là.

Est-ce que le dollar va encore s’apprécier?

L’essentiel du mouvement haussier est derrière nous. Mais le dollar va rester fort à court terme. Nous anticipons un dollar à 1,04 euro d’ici la fin 2023 mais l’euro/dollar peut retomber sous la parité ces prochaines semaines. Le dollar devrait toutefois se déprécier face au yen (130 yens à la fin 2023 contre 140 actuellement). Nous anticipons une hausse de plusieurs devises face au dollar, le yen, l’euro et plusieurs monnaies émergentes en 2023. Cela ouvre la porte à des investissements obligataires dans la dette locale émergente.

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