L’inflation, entre «ennemi public n° 1» et chouchou de la politique d’endettement

Michaela Huber, Vontobel

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Qu’est-ce que l’inflation, quelles formes peut-elle prendre et pourquoi n’est-elle pas toujours mauvaise?

Récemment encore, l’inflation était un spectre relégué (ou presque) dans les oubliettes du passé. Aujourd’hui, les gros titres sur l’inflation s’enchaînent et débordent le cadre de la presse économique.

Gerald Ford avait désigné l’inflation comme «l’ennemi public numéro un». Après lui, Ronald Reagan la décrivait comme «aussi violente qu’un agresseur, aussi effrayante qu’un voleur à main armée et aussi mortelle qu’un tueur à gages». D’où vient cette crainte viscérale de l’inflation? Ce phénomène vieux comme l’économie focalise aujourd’hui l’attention du monde entier et de l’ensemble de l’échiquier politique.

Les facteurs inflationnistes

Le concept d’inflation désigne une hausse générale des prix des biens et des services dans une économie, qui entraîne une baisse du pouvoir d’achat. L’inflation a non seulement des effets sur la monnaie d’un pays, mais peut aussi influer sur le taux de change de ce pays par rapport à d’autres pays, ce qui a des conséquences pour les échanges de biens et de services. Pour la plupart des analystes, la hausse des prix amorcée en 2021 n’était pas une surprise. Compte tenu des effets dits «de base», des déséquilibres entre offre et demande et de la reprise économique vigoureuse après la levée des mesures de confinement, ce n’était qu’une question de temps avant que l’inflation ne pointe de nouveau le bout de son nez. L’envole récent du prix du pétrole attise d’autant plus les craintes d’une hausse supplémentaire de l’inflation à court-terme.

Les causes de l’inflation se définissent en fonction de l’horizon temporel de leur influence. Nous faisons donc une distinction entre les facteurs à court, à moyen et à long terme. L’inflation «à court terme» ne dure pas plus d’un an. À titre d’exemple, les problèmes d’approvisionnement engendrés par la pandémie sont un facteur important à court terme. Les constructeurs automobiles ne le savent que trop bien: suite à l’arrêt forcé de plusieurs usines asiatiques, nombre d’entre eux ont eu du mal à s’approvisionner en semi-conducteurs et autres composants nécessaires pour leurs véhicules. Les facteurs à moyen terme durent en général un à deux ans. Ils ne sont pas nécessairement structurels mais peuvent le devenir. Une politique monétaire expansionniste est un exemple. Si l’on «dépense plus d’argent pour la même quantité de biens», et si donc la masse monétaire d’une économie croît plus vite que la capacité de l’économie à produire des biens et des services, les conditions sont réunies pour une hausse des prix. Cette thèse a prouvé sa validité dans plusieurs cas, comme lors de la guerre de Sécession aux États-Unis. À l’époque, les confédérés n’étaient pas disposés à financer la guerre par des hausses d’impôts. Ils craignaient que cela nuise au soutien accordé par l’opinion publique. Ils tentèrent donc de couvrir l’essentiel de leurs dépenses en «imprimant» de l’argent. L’émission de grandes quantités de bons du Trésor finit par faire grimper les prix de plus de 9000% dans les États confédérés – contre «seulement» 80% dans les États du Nord. Certains avancent que cette thèse n’est pas toujours exacte. Après la crise financière mondiale, les banques centrales ont ainsi relancé les marchés avec des mesures de politique monétaire sans précédent qui ont duré plus d’une décennie sans conséquences notables sur les prix à la consommation. Un cas encore plus intéressant est celui du Japon, où l’inflation reste faible malgré des dizaines d’années de politique monétaire ultra-accommodante. Nous en concluons qu’une croissance de la masse monétaire est un facteur nécessaire pour que l’inflation augmente, mais qu’elle n’aboutit pas forcément à plus d’inflation. Un autre facteur à moyen terme est, ironiquement, l’inflation elle-même – ou plutôt l’anticipation de l’inflation, car «ceux qui anticipent une hausse des prix sont incités à investir maintenant, et pas plus tard.», ce qui peut à son tour entraîner une hausse de l’inflation.

La «greenflation»  

Les facteurs «à long terme» – dont la durée excède deux ans – sont plutôt de nature structurelle, comme les évolutions démographiques (vieillissement de la population), la démondialisation croissante ou le mouvement de polarisation à travers le monde – il suffit de penser au transfert des chaînes d’approvisionnement des pays en développement vers les pays industrialisés. Le changement climatique peut également être considéré comme un facteur à long terme: si la fréquence des catastrophes naturelles continue d’augmenter, il faudra intégrer dans les calculs les variations de la production qui jouent sur l’inflation. En outre, la transition vers un monde «plus vert» devrait également contribuer à une hausse des prix. La lutte contre le réchauffement climatique nécessite entre autres de financer la sortie du charbon et du pétrole, ou encore l’isolation des bâtiments. Cette transition entraîne des coûts importants également désignés sous le terme de «greenflation».

Nous avons abordé les facteurs de l’inflation. Mais quels sont les différents types d’inflation? Les manuels d’économie distinguent le plus souvent entre l’inflation par la demande et l’inflation par les coûts. Il existe aussi des formes plus extrêmes telles que la stagflation. L’inflation par la demande survient lorsque la demande excède l’offre, ce qui entraîne une hausse des prix. Ce scénario peut se produire dans une phase de forte croissance économique. Si les ménages ont confiance dans les perspectives économiques, ils ont tendance à dépenser davantage que s’ils s’attendent à traverser une période difficile. L’inflation par les coûts survient lorsque la demande stagne dans un contexte où l’offre de biens ou de service est limitée, en cas de pénurie importante de matières premières ou de main-d'œuvre qui fait monter les prix ou les salaires. Ce type d’inflation est souvent déclenché par un événement externe ou un manque d’investissements. Un tel cas s’est produit dans les années 1970 avec la décision de l’OPEP de décréter un embargo sur les livraisons de pétrole destinées aux États-Unis. Cette sanction a fait presque quadrupler le prix du baril de pétrole, qui est passé de 2,90 dollars US (avant l’embargo) à 11,65 dollars US (en janvier 1974). La hausse des prix de l’essence a fait grimper les prix du transport, obligeant de nombreuses entreprises à réduire leur production. Plus récemment, l’invasion russe en Ukraine et les craintes liées à l’approvisionnement de pétrole et de gaz en Europe ont fait flamber les prix des matières premières. Avec la pandémie de Covid-19, nous avons assisté à de nombreux cas d’inflation par les coûts. Citons notamment la hausse brutale des coûts d'expédition en raison des taux de fret qui ont quintuplé par rapport à la moyenne des dix dernières années, ou la fermeture temporaire d’usines. L’année 2019 a fourni un autre exemple avec la peste porcine africaine en Chine. Plus d’un million de cochons ont dû être abattus, ce qui a entraîné une pénurie de viande de porc. Les prix de la viande de porc se sont envolés de 110% par rapport à l’année précédente et ont poussé l’inflation chinoise à son plus haut niveau depuis huit ans.

Dans le cas de la stagflation, quatre facteurs convergent: hausse des prix, croissance économique au ralenti, bénéfices des entreprises décevants et chômage élevé. Si les économistes ne sont pas d’accord entre eux sur les causes de la stagflation, certains arguments reviennent souvent: parmi eux, une mauvaise politique économique et les chocs d’offre. Une politique économique inefficace peut aussi prendre la forme de mesures hostiles aux entreprises et s’accompagne généralement d’une croissance trop rapide de la masse monétaire. Aux États-Unis, le boom économique de la fin des années 1950 et du début des années 1960 a par exemple préparé le terrain à la stagflation des années 1970.

La situation actuelle a attisé les craintes d’une stagflation prochaine, mais même si nous ne pouvons pas exclure un tel scénario, nous ne le considérons pas comme probable actuellement. Il faut également tenir compte du fait que dans de nombreuses parties du monde, les taux de chômage baissent et les bénéfices des entreprises restent solides. La crise en Ukraine et les hausses des prix de l’énergie aura certes un impact négatif sur la croissance et les bénéfices des entreprises. Mais il est encore trop tôt pour quantifier cet impact ä moyen-terme, tant la situation politique reste incertaine.

Qui sont les gagnants et les perdants dans un environnement inflationniste? Ceux qui ont le plus à souffrir de la hausse des prix sont en premier lieu les épargnants, car la hausse des prix diminue la valeur réelle de leur épargne. L’inflation a également un impact négatif sur les salariés en contrat de travail à durée déterminée, ou sur les organismes de crédit tels que les banques qui ont accordé des prêts à taux fixe. Sans oublier les importateurs qui doivent généralement payer plus cher les biens importés lorsque la devise d’un pays ayant un taux d’inflation (national) moins élevé s’apprécie face aux devises touchées par une inflation excessive. Ceux qui profitent de la hausse des prix sont en général tous ceux qui ont contracté des emprunts assortis d’un taux d’intérêt nominal fixe: gouvernements, entreprises ou ménages. De manière générale, les entreprises fortement endettées en bénéficient également car un environnement inflationniste leur permet souvent de répercuter la hausse des prix sur les consommateurs. «L’argent supplémentaire» qui en découle peut alors être utilisé pour le remboursement des dettes en cours. Les particuliers qui ont investi dans des actifs servant de couverture contre l’inflation (valeurs réelles comme l’immobilier, les matières premières ou l’or) profitent eux aussi de l’inflation lorsque la valeur de leurs placements augmente.