Une phase de bulle de la dette d’entreprise

Susan Lund, McKinsey & Company

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Face à l’augmentation de la dette d’entreprise, faut-il s’attendre à l’éclatement d’une bulle de l’endettement?

 

Au cours des dix années écoulées depuis l’apparition de la crise financières mondiale, la dette détenue par les sociétés non financières a augmenté de 29'000 milliards de dollars – presque autant que la dette publique – selon une nouvelle étude du McKinsey Global Institute. Une correction du marché est sans doute à prévoir. La croissance de la dette d’entreprise n’est toutefois pas si inquiétante qu’elle le semble à première vue – et pourrait même à certains égards indiquer une perspective économique positive.

Ces dix dernières années, le marché des obligations d’entreprises a explosé à mesure que les banques restructuraient et redressaient leurs bilans. Depuis 2007, la valeur des obligations d’entreprises en circulation concernant les sociétés non financières a presque triplé – jusqu’à atteindre 11'700 milliards de dollars – et leur part dans le PIB mondial a doublé. Traditionnellement, le marché des obligations d’entreprises était centralisé aux États-Unis. Aujourd’hui, les entreprises du monde entier l’ont rejoint.

Aux États-Unis, 22% de la dette des entreprises non financières
en circulation se compose d’obligations «pourries».

Le passage généralisé au financement par obligations constitue une évolution bienvenue. Les marchés des capitaux d’emprunt forment une importante catégorie d’actifs pour les investisseurs institutionnels, et confèrent aux grandes sociétés une alternative par rapport aux prêts bancaires. Mais il apparaît également clair que de nombreux emprunteurs à plus haut risque ont puisé dans le marché obligataire pendant plusieurs années de crédit à coût ultra-faible. Sur les cinq prochaines années, des obligations d’entreprises non financières pour une valeur record de 1 500 milliards $ arriveront à échéance tous les ans ; des difficultés de remboursement étant à prévoir pour certaines sociétés, les défauts de paiement se multiplieront probablement.

La qualité moyenne des emprunteurs s’est détériorée. Aux États-Unis, 22% de la dette des entreprises non financières en circulation se compose d’obligations «pourries» qui concernent des émetteurs de catégorie spéculative, et près de 40% de cette dette présente une notation BBB, à peine au-dessus des premières. Autrement dit, environ deux tiers des obligations concernent des sociétés présentant un risque de défaut plus élevé, parmi lesquelles de nombreux détaillants américains. Ces entreprises présentent un volume élevé de dette de catégorie spéculative arrivant à échéance dans les cinq prochaines années, et pour beaucoup d’entre elles l’équation sera tout simplement impossible à résoudre, compte tenu du déclin de leur chiffre d’affaires, à l’heure où les consommateurs s’orientent de plus en plus vers Internet.

Une autre source potentielle de vulnérabilité réside dans l’explosion de la dette d’entreprise des pays en voie de développement, qui représente deux tiers de la croissance de la dette global d’entreprise depuis 2007. Par le passé, les principaux emprunteurs étaient les entreprises des économies développées. Mais beaucoup de choses ont changé avec la montée en puissance de la Chine, qui constitue aujourd’hui l’un des plus importants marchés d’obligations d’entreprises au monde. Entre 2007 et fin 2017, la valeur des obligations de sociétés non financières chinoises en circulation est passée de seulement 69 milliards $ à 2'000 milliards de dollars.

La part des obligations émises par des sociétés à risque s’élève
actuellement à moins de 5% dans la plupart des États.

Intervient une dernière source de risque: la fragilité des finances de certaines sociétés émettrices d’obligations. Certes, le MGI estime qu’au sein des économies développées, moins de 10% des obligations présenteraient un risque de défaut plus élevé si les taux d’intérêt venaient à augmenter de 200 points de base. De même, en Europe, la part des obligations émises par des sociétés à risque s’élève actuellement à moins de 5% dans la plupart des États, indiquant que seules les plus grandes et les plus solides entreprises ont jusqu’à présent émis des obligations.

Seulement voilà, le problème réside dans l’existence de poches de vulnérabilité. Même en présence de taux d’intérêt historiquement bas (avant que la Réserve fédérale américaine élève son taux de référence à 1,75-2% en juin 2014), 18% des obligations en circulation dans le secteur énergétique américain (pour environ 104 milliards de dollars) présentaient un risque plus élevé de défaut.

Les plus grands risques semblent toutefois concerner les marchés émergents tels que la Chine, l’Inde et le Brésil. D’ores et déjà, 25 à 30% des obligations sur ces marchés ont été émises par des sociétés présentant un plus haut risque de défaut (défini comme un ratio de couverture des intérêts inférieur à 1,5), sachant par ailleurs qu’une augmentation de 200 points de base des taux d’intérêt pourrait élever ce pourcentage à 40%.

Les défauts d’entreprises se multiplient
d’ores et déjà en Chine.

Sur ces marchés émergents, certains secteurs se révèlent plus vulnérables que d’autres. En Chine, un tiers des obligations émises par des entreprises industrielles, et 28% de celles émises par des sociétés immobilières, présentent un plus fort risque de défaut. Les défauts d’entreprises se multiplient d’ores et déjà en Chine, tandis qu’au Brésil, un quart des obligations d’entreprises présentant un risque plus élevé de défaut concernent le secteur industriel.

À l’heure où le taux global de défaut des entreprises dépasse sa moyenne sur 30 ans, son augmentation étant par ailleurs à prévoir à mesure que davantage d’obligations arriveront à échéance, risquons-nous de connaître prochainement une nouvelle crise financière mondiale? Réponse courte: non. Même s’il est possible que les investisseurs individuels subissent des pertes, il est peu probable que les défauts sur le marché des obligations d’entreprises produisent de véritables effets d’entraînement sur l’ensemble du système, comme l’ont fait les prêts hypothécaires à risque titrisés à l’origine de la dernière crise financière.

Au-delà des difficultés auxquelles il faut s’attendre à court terme, le passage des entreprises au financement par obligations constitue une évolution positive. Il existe d’importantes possibilité de nouvelle croissance durable. Pour autant, avec la croissance du marché, les banques vont devoir repenser leur stratégie en se concentrant davantage sur d’autres segments de clients, tels que les PME et les ménages. De leur côté, les investisseurs et épargnants individuels devraient bénéficier de nouvelles opportunités de diversification de leur portefeuille.

Mais si la crise financière survenue il y a dix ans nous enseigne une chose, c’est que les risques émergent souvent où l’on s’y attend le moins. C’est pourquoi les régulateurs et décideurs politiques doivent continuer de surveiller les risques existants et potentiels, tels que ceux qui accompagnent les contrats d’échange sur risque de crédit des sociétés emprunteuses, ou les titrisations complexes d’obligations. Il leur incombe également de soutenir la création de plateformes électroniques de vente et de négociation d’obligations d’entreprises, afin de conférer davantage de transparence et d’efficacité au marché. Ils pourront ainsi espérer que l’endettement d’aujourd’hui ne devienne pas le surendettement de demain.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

Copyright: Project Syndicate, 2018.

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