Un marché sans acheteurs – Weekly note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

6 minutes de lecture

Une hausse sans acheteurs? C’est précisément cet apparent paradoxe qui confère encore une marge de progression aux marchés boursiers sur le plan structurel.

Les marchés financiers posent parfois des énigmes. Par exemple, comment se fait-il que la capitalisation boursière mondiale ait pu croître de plus de 5000 milliards de francs suisses en l’espace d’un seul trimestre alors que, dans le même temps, les investisseurs ont vendu plus d’actions qu’ils n’en ont achetées? Une hausse sans acheteurs est-elle possible? En étudiant ces questions, nous relevons que c’est précisément cet apparent paradoxe qui confère encore une marge de progression aux marchés boursiers sur le plan structurel, même après le rallye du premier trimestre de l’année. Cette évaluation a également été confirmée par le Comité de placement du Credit Suisse lors de sa dernière réunion. Nous avons donc décidé de surpondérer la part des actions dans nos portefeuilles. En effet, la reprise économique sans inflation qui se profile à l’horizon, notamment aux États-Unis et en Asie, devrait favoriser une poursuite de la hausse de nos marchés privilégiés, auxquels se sont récemment ajoutés les États-Unis et le secteur minier.

1. Hausse sans acheteurs?

Au premier trimestre 2019, les marchés boursiers ont enregistré un rallye inhabituel: les vendeurs étaient plus nombreux que les acheteurs. Oui, vous avez bien lu. En effet, au cours de cette période, les investisseurs ont davantage vendu qu’acheté par le biais des fonds de placement en actions. Comment est-ce possible? Examinons les choses de plus près.

Pendant les trois premiers mois de l’année, les fonds en actions de la zone euro ont vendu un volume de titres de plus de 41 milliards d’euros nets, contre à peine moins aux États-Unis, à savoir 39 milliards de dollars. Bien sûr, les fonds indexés passifs se sont profilés en vendeurs automatiques, mais ils n’ont pas pu contrebalancer les prises de bénéfices ni les remaniements de portefeuille opérés dans un but stratégique par les vendeurs. Ce phénomène a surpris de nombreux investisseurs que je rencontre. Par conséquent, beaucoup se sont donc demandés: «Qui sont donc les acheteurs à l’origine de la récente reprise?» Bonne question car, depuis la fin de 2018 à aujourd’hui, la capitalisation boursière mondiale a augmenté de près de 5000 milliards de francs. Le graphique 1) illustre les dégagements effectués par les investisseurs au cours du premier trimestre 2019.

Acteurs et explications

Les institutions de prévoyance sont probablement les investisseurs qui ont réduit le plus fortement leurs positions en bourse au premier trimestre. La récente étude internationale réalisée par Willistowerswatson sur les caisses de pension confirme que la contraction stratégique de leurs portefeuilles d’actions se déroule comme un fil rouge tout au long de l’évolution de la structure de leurs avoirs ces dix dernières années. Selon ce document, les sept plus grands marchés de la prévoyance dans le monde (États-Unis, Angleterre, Japon, Australie, Canada, Pays-Bas, Suisse) ont réduit leurs parts d’actions de 20% au total ces dernières années. Les caisses de pension suisses ont procédé de manière similaire récemment. D’après l’étude, elles ont réinvesti la majeure partie du produit de leurs dégagements stratégiques dans l’immobilier, les obligations et les placements alternatifs. Pareille tactique était judicieuse dans les premières années qui ont suivi la crise financière de 2008, car les gains de cours sur les emprunts et l’immobilier comportaient encore deux chiffres sous l’effet d’une forte baisse des taux d’intérêt. Aujourd’hui néanmoins, ces placements rapportent des rendements nettement inférieurs, à un seul chiffre. Quant à la proportion d’actions dans les portefeuilles des institutions de prévoyance, nous ne disposons que de données en partie agrégées pour le premier trimestre 2019, mais elles révèlent que ces établissements ont réinvesti une grande part du produit net de leurs ventes au cours de cette période.

Où et qui sont donc ces acheteurs à l’origine du redressement des cours au premier trimestre 2019? Trois explications semblent plausibles.

Premièrement, le rallye s’est opéré dans un contexte de liquidité relativement faible des marchés. Dans des phases antérieures similaires, il est arrivé que les volumes de transactions augmentent de 50% à 100%.

Deuxièmement, la majorité des ordres d’achats sont placés depuis plusieurs années par des entreprises qui rachètent leurs propres titres. Cela a été le cas pour huit achats d’actions sur dix au sein de l’indice américain S&P 500 ces dix dernières années. Les trois premiers mois de 2019 ont même affiché un nouveau record à cet égard. Au total, les rachats d’actions ont atteint un montant de 227 milliards de dollars américains, contre 143 milliards au premier trimestre 2018. Le graphique 2 représente le fort impact des rapatriements de capitaux sur la capitalisation boursière à travers les rachats d’actions ou les dividendes.

Les rachats d’actions sont en vogue en Europe également, même si leurs volumes sont inférieurs à ceux des États-Unis. À elles seules, des entreprises telles que Royal Dutch Shell, Diageo, Glencore, Rio Tinto ou encore Allianz ont racheté leurs propres titres à hauteur de près de 30 milliards de francs en 2018. Et pour l’année en cours, des sociétés européennes ont déjà annoncé des rachats d’un montant encore supérieur. La raison? C’est une manière pour elles de convertir leurs importants bénéfices et leurs faibles coûts du capital en rendements supérieurs sur investissements. Autrement dit: ce qui est bénéfique pour les entreprises américaines peut l’être aussi pour leurs homologues européennes. 

L’évolution de l’indice «MSCI Europe Buyback Yield» illustre à merveille l’impact positif des rachats sur les cours (voir graphique 3). Alors que ces dix dernières années, la performance de l’indice MSCI Europe a «seulement» doublé, celle de l’indice composé d’entreprises ayant opéré des rachats d’actions supérieurs à la moyennes a triplé. La surperformance est encore plus impressionnante sur les vingt dernières années. Au cours de cette période, l’indice «MSCI Europe Buyback Yield» a dégagé un rendement annuel moyen de 8,12%, soit le double de celui de l’indice «MSCI Europe» (4%), et ce malgré ses rapports cours/bénéfice ou même cours/valeur comptable plus importants en moyenne. Comme nous le voyons, la valorisation ne fait pas tout en bourse.

Néanmoins, alors que les rachats expliquent bien le redressement des marchés boursiers ces dix dernières années, ils ne sont pas suffisants pour justifier l’ampleur de la hausse de ces derniers mois. Récapitulons: la capitalisation du S&P 500 à elle seule a augmenté de près de 3000 milliards de dollars américains depuis le début de l’année. 

La troisième explication est probablement la hausse des cours des options, des futures et d’autres produits structurés. En effet, comme les banques et les marchés de dérivés doivent couvrir de manière active le coût de remplacement en fluctuation constante («open interest») de tels produits, ces derniers (rarement agrégés à des fins statistiques) peuvent également faire bouger les marchés. Ce faisant, ils agissent généralement de manière procyclique. En d’autres termes, ils accentuent les reprises comme les corrections. Une analyse récente laisse penser que c’est précisément ce qui s’est passé aux États-Unis au premier trimestre, car les coûts de remplacement de ces produits structurés (à savoir l’«open interest» de toutes les banques et de tous les marchés de dérivés) y ont augmenté de -1200 milliards de dollars américains en décembre 2018 à +446 milliards en l’espace de deux mois seulement, soit une progression prodigieuse de 1646 milliards. 

Ces trois observations peuvent expliquer comment les marchés boursiers ont progressé sans investisseurs au premier trimestre 2019 et pourquoi il leur reste encore une marge de hausse. Mais revenons encore une fois aux rachats d’actions. 

Warren Buffet apprécie les rachats 

La multiplication des rachats d’actions a déclenché une controverse, surtout aux États-Unis. Les uns critiquent les équipes de management pour leur «manque d’imagination» supposé, étant donné qu’elles reversent les bénéfices aux actionnaires au lieu de les investir dans leur activité principale afin de doper la croissance. Les autres vantent la discipline financière prétendument supérieure des dirigeants et le fait que les rachats d’actions permettent également aux collaborateurs de participer davantage au succès de l’entreprise. 

Le grand et légendaire investisseur américain Warren Buffet, qui est actuellement considéré entre autres comme «l’oracle d’Omaha», possède une vaste expérience concrète des rachats en dehors de sa politique quotidienne. Dans sa récente lettre annuelle, il a formulé de manière très claire son opinion à l’égard de cette pratique: «Nous apprécions les rachats: lorsque Charlie et moi-même estimons qu’une entreprise est sous-évaluée, nous nous réjouissons que sa direction utilise une partie des bénéfices pour augmenter la participation que nous y détenons.» Pour illustrer son propos, il a cité un engagement qu’il conserve dans American Express sans aucun changement depuis huit ans et qui, en raison des rachats opérés par la société pendant cette période, est passé de 12,6% à 17,9% du capital total actuel de l’entreprise. Il a précisé à ce sujet: «L’année dernière, American Express a consacré 1,2 milliard de son bénéfice de 6,9 milliards au rachat de ses propres actions, ce qui correspond à 96% des participations initiales prises par notre fonds Berkshire à hauteur de 1,3 milliard. Lorsque les bénéfices augmentent et que le nombre d’actions en circulation diminue, cette évolution profite généralement aux actionnaires au fil du temps.»

2. Points importants pour les investisseurs

Pour l’instant, les chiffres suggèrent trois choses: 

Premièrement, les marchés boursiers ne sont pas survendus. Au contraire, ils conserveront une marge de progression tant que les investisseurs privés et institutionnels détiendront moins d’actions que leurs besoins en rendement à long terme ne l’exigent. Face au manque de solutions alternatives aux taux d’intérêt, les institutions de prévoyance devront tôt ou tard remanier une partie croissante de leurs placements au profit des actions. Il se peut même que la société et les responsables politiques leur demandent un tel changement de stratégie au vu de la baisse des taux de conversion et de l’augmentation des déficits dans la prévoyance professionnelle, bien que cela ne prédise rien sur l’évolution de ces prochains jours ou semaines. 

Deuxièmement, nous constatons que les investisseurs restent sceptiques vis-à-vis des actions en dépit du fort rallye boursier du premier trimestre. C’est un facteur positif pour l’évaluation des marchés à long terme, mais il indique également que la liquidité de ceux-ci restera fragile pendant longtemps et qu’elle exigera des investisseurs des nerfs d’acier ou un solide processus de placement. 

Troisièmement, nous voyons à quel point la seule prise en compte des valorisations est insuffisante en comparaison des flux de liquidités, bien plus révélateurs. Ce constat confirme une fois de plus que nous devons mettre l’accent sur une évaluation globale des marchés.

3. Décisions actuelles du Comité de placement du Credit Suisse

Cette semaine, le Comité de placement du Credit Suisse a de nouveau décidé de surpondérer les actions, et ce pour trois raisons:

  1. Comme le creux de la vague conjoncturelle semble avoir été dépassé aux États-Unis et en Asie, nous nous attendons à une accélération de l’économie, principalement outre-Atlantique, en Chine et dans d’autres pays émergents.
  2. Ces dernières semaines, la Fed américaine a opéré un important changement de cap dans sa politique monétaire. Elle entend explicitement stimuler la conjoncture pour l’amener même à un point de surchauffe, afin notamment de doper l’inflation, opiniâtrement faible jusqu’ici. En outre, elle devrait éprouver de la difficulté à faire machine arrière rapidement après avoir clairement communiqué la révision de ses objectifs, ce qui revient à soutenir la reprise boursière
  3. Flux de capitaux. Dans ce contexte, les investisseurs détenant des positions insuffisantes en bourse devraient se montrer de plus en plus nerveux. S’ils sont confortés dans leur impression que le «train des actions vient juste de quitter la gare et qu’il n’est pas encore arrivé à destination» alors que, parallèlement, les faibles niveaux des taux directeurs font chuter les rendements de tous les emprunts, leurs dégagements des obligations au profit des actions pourraient prolonger considérablement la hausse de ces dernières.

Au sein du segment des actions, le Comité de placement du Credit Suisse a en outre décidé de surpondérer le secteur des «matériaux» ou, plus exactement, des «entreprises minières», ainsi que les actions américaines. S’agissant de ces dernières, il a souligné deux arguments en leur faveur (par rapport à celles d’autres marchés), à savoir la forte propension au risque de la politique de la Fed ainsi que la bonne santé des entreprises américaines, lesquelles continuent de racheter leurs propres titres dans une plus large mesure que toutes les autres. Ce cercle vertueux devrait être étayé par la conjoncture et la politique monétaire ces prochains mois encore. 

Le secteur minier (dont nous avons parlé la semaine dernière) tire particulièrement profit:
a.    de la politique monétaire américaine;
b.    de la reprise économique en Chine;
c.     de nombreuses technologies disruptives telles que la 5G ou l’électromobilité, lesquelles exigent du cuivre et d’autres métaux;
d.    de son pouvoir de fixation des prix grâce à une structure de marché oligopolistique et
e.    d’un fort rendement sur distribution de 11% en moyenne.

A lire aussi...