Turquie: la prudence reste de mise

Alan Mudie, Société Générale Private Banking

4 minutes de lecture

Avant tout, la source des problèmes de la Turquie est interne au pays et inhérente à ses déséquilibres économiques.

Ces derniers mois, toute l’attention des marchés s’est focalisée sur l’introduction de droits de douane aux Etats-Unis. Mais ce mois-ci, Washington a ajouté une nouvelle corde à son arc: les sanctions économiques.

Des droits de douane aux sanctions économiques

Comme anticipé, Donald Trump a confirmé lundi 6 août la remise en place des sanctions contre l’Iran. Les Etats-Unis ont banni tout commerce de véhicules, d’or et de métaux avec l’Iran qui s’est vu interdire d’utiliser le dollar. En prévision de nouvelles sanctions en novembre (exportations de pétrole iranien, activités financières avec la banque centrale), le rial s’est effondré de 50% contre le dollar depuis début 2018.

Le 8 août, les Etats-Unis ont annoncé de nouvelles sanctions contre la Russie en complément de celles déjà infligées à plusieurs entrepreneurs et grandes sociétés russes en avril dernier. Cette fois, Washington cible les achats de technologies ayant des implications pour la sécurité nationale. Et ce n’est pas fini: une nouvelle série de sanctions à l’étude au Congrès pourrait interdire de traiter avec des banques russes détenues par l’Etat, ainsi que tout nouvel achat d’obligations d’Etat russes. Là encore, la devise a dévissé, chutant de 6,4% contre dollar depuis fin juillet et pas moins de 13,8% depuis le début de l’année.

Mais ce sont les sanctions américaines contre la Turquie qui ont déclenché les plus fortes fluctuations ces derniers jours, la livre turque ayant reculé de 32% contre le dollar depuis le début du mois pour s’inscrire à un plus bas en début de semaine dernière avant de finalement rebondir de quelques 20%. Depuis fin 2017, la perte s’élève à quelque 37%.

Le PIB a affiché une forte croissance
au prix de graves déséquilibres économiques.

Les sanctions prises contre deux ministres turcs pour protester contre l’emprisonnement d’un pasteur américain étaient d’ampleur modeste, bien que très inhabituelles entre membres de l’OTAN. Mais, par la suite, tout s’est rapidement emballé. Les Etats-Unis ont annoncé vouloir doubler les tarifs douaniers qui frappent les importations d’aluminium et d’acier turcs. Ankara a riposté en imposant des tarifs dissuasifs à l’importation de produits électroniques, de voitures, de boissons alcoolisées et de tabac américains. Cette crispation des relations survient à un moment où l’économie turque semble déjà très vulnérable.

Une économie fragile

La politique économique prônée par le Président Erdogan depuis son arrivée au pouvoir en 2003 répond à une logique simple et résolument populiste: la croissance à tout prix. Sur cette période, le produit intérieur brut (PIB) a affiché une croissance annualisée de 4,7% (7,4% l’an dernier), mais au prix de graves déséquilibres économiques.

Le déficit courant a atteint 6,3% du PIB au T1 2018, soulignant la grande dépendance du pays au financement externe. En outre, dans sa dernière enquête, la banque centrale (TCMB) estimait les dettes en devises étrangères des sociétés non-financières à près de 337 milliards de dollars en mai dernier. Depuis, la livre a cédé 24,8% contre le billet vert, aggravant encore la charge de la dette. Et la dépréciation a propulsé l’inflation des prix à la consommation à des niveaux extrêmes (15,8% en glissement annuel en juillet, soit plus de trois fois l’objectif officiel).

La Turquie est un cas à part parmi les grandes économies émergentes. Aucun autre pays n’affiche une proportion aussi élevée de dette en devises étrangères par rapport à son PIB, à savoir 69,5%. De surcroît, la Turquie ne dispose pas de suffisamment de revenus en dollars pour financer sa dette dans cette devise. Le secteur non-financier a emprunté en dollars l’équivalent de 20% du PIB turc alors que les exportations vers les Etats-Unis ne représentent que 1% du PIB. Et la Turquie ne dispose pas de réserves de matières premières qui pourraient générer des revenus en dollars.

Dans bien d’autres pays émergents, les taux directeurs ont été relevés pour contrer la spirale inflationniste et la dépréciation de la devise. En Argentine, ils sont désormais à 45%. Toutefois, la TCMB a préféré passer son tour en juillet, peut-être à cause de pressions politiques. Le président Erdogan, longtemps opposé aux hausses des taux, a déclaré en mai vouloir imposer ses vues à la banque centrale. De plus, il s’est vu accorder de nouveaux pouvoirs lors de sa réélection en juin. Depuis, il a accru son contrôle en nommant son gendre ministre de l’économie et des finances.

Le secteur bancaire européen est exposé au marché turc.

La posture de plus en plus autoritaire du président turc se reflète aussi dans une érosion des libertés et de la compétitivité. La Turquie arrive au 155ème rang sur 179 en matière de liberté de la presse selon Reporters sans Frontières. Et le pays a perdu 10 places dans le classement de compétitivité internationale du Forum économique mondial depuis 2012-2013.

Quelles conséquences pour l’Europe?

Outre son importance géopolitique (le pays partage ses frontières avec la Syrie, l’Irak et l’Iran entre autres et contrôle par le détroit du Bosphore l’accès des ports russes de la mer Noire à la Méditerranée), la Turquie est la 17ème puissance économique mondiale.

Toutefois, la Turquie n’est pas une destination importante pour les exportations européennes: le pays représente 1,7% des exportations allemandes selon Eurostat, et 1,4% pour la France. Sur les 12 derniers mois, le commerce avec la Turquie a contribué à hauteur de 0,2% à la croissance des exportations de la zone euro.

En revanche, le secteur bancaire européen est exposé au marché turc, principalement à travers une poignée de grandes banques (BBVA, UniCredit, BNP Paribas, ING et HSBC) qui y sont présentes. Le Mécanisme de surveillance unique de la BCE a publié une mise en garde la semaine dernière pour souligner les risques associés. Pour BBVA notamment, l’exposition est importante, équivalant à 12,9% du total des engagements. Il convient toutefois de rappeler qu’elle ne détient que 49% de sa filiale Garanti. Par ailleurs, les risques de contagion à l’ensemble du secteur nous semblent limités. La Turquie ne représente que 2,7% du total des engagements des banques espagnoles, et 0,8% et 0,7% pour l’Italie et la France respectivement.

L’accès aux dollars reste critique pour le système financier turc.

Ainsi, nous considérons que la crise turque n’est pas de nature à exercer un effet de contagion sur l’économie et le système bancaire européens.

Quelles voies de sortie seraient envisageables?

La Turquie a déjà entrepris de limiter la possibilité pour les banques turques de réaliser des ventes à terme de livres contre des dollars pour leurs clients. Et la TCMB a ajusté les conditions d’accès des banques commerciales aux liquidités à court terme, une mesure qui revient à resserrer très marginalement la politique monétaire.

L’accès aux dollars reste critique pour le système financier turc, et malheureusement les sources possibles ne sont pas nombreuses. Les accords de swaps de devises signés par la Turquie sont très limités en taille: l’équivalent de 1,7 milliard de dollars avec la Chine, 1 milliard avec l’Iran et le Pakistan. Même en considérant les 15 milliards de dollars d’investissements directs promis par le Qatar, les montants évoqués sont totalement marginaux par rapport aux besoins de refinancement du pays à court terme.

Lors d’une conférence téléphonique le 16 août, le ministre turc des Finances a écarté l’introduction d’un contrôle des capitaux, jugeant certainement que les mesures en vigueur suffiraient. Cela nous semble assez optimiste. L’économie turque vit une situation de surchauffe et la dévaluation du mois d’août ne pourra que pousser l’inflation encore plus haut. Face à cette situation, il nous semble nécessaire que la TCMB s’affranchisse de la pression présidentielle en relevant massivement les taux directeurs, idéalement avant la réunion du 13 septembre. Hypothèse malheureusement improbable à court terme.

La Turquie pourrait également rechercher une détente diplomatique. Déjà, deux militaires grecs et un responsable d’Amnesty International ont été libérés. La libération du pasteur américain avant sa prochaine audition le 12 octobre serait une aubaine pour le président américain, à quelques semaines des élections de mi-mandat.

Les CDS 5 ans ont bondi de 155 en
début d’année à plus de 530 cette semaine.

Mais toutes ces mesures ne permettraient pas de redresser l’économie turque et de réduire sa dépendance au dollar américain. Pour cela, il faudrait, à nos yeux, de profondes réformes économiques visant à rééquilibrer le pays. Mais le ralentissement d’activité qui en découlerait serait difficilement gérable par Erdogan. La crise risque donc de durer.

Pressions exacerbées

A l’instar de la livre, les autres marchés turcs ont souffert. Les CDS 5 ans, mesurant le coût d’une assurance contre un défaut de paiement, ont bondi de 155 en début d’année à plus de 530 cette semaine. Les rendements des obligations à 5 ans ont grimpé de 12% fin 2017 à 24% au 15 août dernier, et enfin l’indice MSCI Turquie recule de plus de 23% depuis le début de l’année.

Avant tout, la source des problèmes de la Turquie est interne au pays et inhérente à ses déséquilibres économiques. Cela étant, l’environnement international actuel ne fait que les aggraver: la force du dollar sur fond de hausses des taux américaines constitue un contexte difficile pour l’ensemble des pays émergents, notamment les plus dépendants au financement externe. Les sanctions américaines (et bien sûr le protectionnisme) ne font qu’accroître les pressions. Dans ce contexte, la prudence reste de mise à l’égard des actifs émergents en général et de la Turquie en particulier.

A lire aussi...