Trop de temps pour l'ego?

Martin Neff, Raiffeisen

4 minutes de lecture

Cela fait longtemps que bon nombre d'entre nous ne se contentent plus de ce qu'ils ont, ils veulent aussi le faire savoir aux autres. Et cela coûte un temps précieux.

La NZZ am Sonntag a récemment rapporté que les cas d'incapacité de travail pour raisons psychiques avaient connu une augmentation dramatique. Les statistiques correspondantes sont en effet clairement orientées à la hausse. Les incapacités de travail résultant de troubles psychiques ont progressé de plus de 80% selon PKRück et l'assurance indemnités journalières de la Swica chiffre à 50% l'augmentation des cas de maladies psychiques.

Il s'agit majoritairement de burnout ou de dépression, comme l'explique la NZZ. C'est sans nul doute un problème à prendre au sérieux, d'autant que les troubles psychiques sont apparemment particulièrement graves, puisque l'incapacité de travail d'une durée de 18 mois est deux fois plus longue que pour les autres maladies. Sans même parler des coûts. En 2012, le Secrétariat d'Etat à l'économie (SECO) évaluait déjà les «coûts subséquents au stress» à 10 milliards de francs. Aujourd'hui, ils devraient avoir doublé. Quand on pense que l'ensemble des coûts de la santé n'atteint même pas 85 milliards de francs, le «stress» est en effet un facteur important pour l'économie nationale.

La recherche des causes ne devrait cependant pas uniquement se focaliser sur le monde du travail. D'un point de vue quantitatif, nous travaillons en moyenne autant qu'en 2012. Ce n'est donc certainement pas ce qui a causé cette hausse. On peut peut-être supposer que les symptômes de stress et le burnout ne sont plus autant décriés aujourd'hui que dans la société de la performance qui dominait autrefois et que de plus en plus de personnes concernées n'hésitent plus à faire savoir qu'elles ne peuvent ou ne veulent plus tenir le rythme. Mais dans une perspective purement quantitative, le monde du travail actuel génère certainement moins de stress qu'à l'époque de nos parents et grands-parents. Car ils travaillaient encore 2400 heures par an (1950). Aujourd'hui, la durée du travail est d'à peine 1500 heures environ. La durée hebdomadaire du travail a en effet baissé de 50 à 42 heures aujourd'hui et les congés payés sont passés de deux à environ cinq semaines. Le stress doit donc trouver son origine ailleurs que dans le monde du travail, même si la joignabilité permanente accroît l'intensité du travail et a parfois fortement dilué la limite entre vie professionnelle et vie privée, notamment dans le secteur des services qui a fortement progressé. Ne sommes-nous pas dans une certaine mesure les artisans de notre propre stress?

Pas seulement riche, mais aussi beau

Dans mon enfance, j'étais un passionné de voitures. Je connaissais tous les modèles, leur motorisation, leurs performances et leurs dimensions. Mais je savais aussi que ma famille ne pourrait jamais s'offrir l'une de ces voitures de rêve. Ceux qui pouvaient se permettre un tel luxe à l'époque n'hésitaient d'ailleurs pas à en faire étalage, pensant ainsi susciter l'admiration. Mais il s'agissait d'une minorité. La minorité des doubles salaires, la minorité des couples (mariés) sans enfants ou la minorité des célibataires au revenu nettement supérieur à la moyenne. Dans ma jeunesse, on se définissait très fortement à l'aune des valeurs matérielles. Le seul hic, c'est qu'à l'époque tout le monde était loin de pouvoir s'offrir des jeans ou des baskets de marque, sans parler de montres onéreuses. Aujourd'hui, la situation est différente en raison de l'évolution de la société et de l'augmentation générale de la prospérité. Les valeurs matérielles comptent toujours. Mais comme de plus en plus de personnes ont les moyens d'y accéder, elles ne représentent plus les vrais symboles de réussite sociale dans notre société actuelle. Une voiture de luxe n'attire plus guère les regards. La différence entre un salaire annuel de 70'000 francs et de 100'000 francs est certes importante, mais elle ne se voit plus nécessairement au premier regard comme autrefois, lorsqu'un différentiel de revenu de 30 % pesait bien plus sur les possibilités de co-sommation. A l'époque, au moins la moitié du revenu du ménage était consacrée à la nourriture et à l'habillement. Aujourd'hui, ces deux postes comptent à peine pour 15 % en moyenne. Aujourd'hui, ce ne sont plus les baskets Adidas qui font la différence, mais l'abonnement de fitness, le cours d'alpinisme, les cours de poweryoga, ou que sais-je encore. C'est du moins ce que croient bon nombre d'entre nous. La compétition sociétale visant à consolider le statut individuel s'est en quelque sorte déplacée et ne se situe plus dans le domaine matériel, car aujourd'hui beaucoup de gens ont les moyens de se payer beaucoup de choses. La richesse ne constitue plus à elle seule un critère de différenciation. Il faut toujours aussi de la beauté, quelle qu'elle soit, de l'originalité ou des signes distinctifs mis en avant par des conseillers en style de vie pour notre optimisation personnelle. Aujourd'hui, nous optimisons notre ego différemment. Non pas par le biais de ce que nous possédons, mais par ce que nous sommes. Et cela peut être très stressant.

Le bien-être peut générer du stress

Toute sa vie durant, mon père n'a jamais mis les pieds dans un studio de fitness et encore moins dans un hôtel wellness. La pédicure ou la manucure étaient des mots étrangers pour ma mère. Aujourd'hui, tout le monde sait de quoi il s'agit et plus d'un homme en a l'usage. Dans un studio de fitness, on trouve partout des miroirs. Pour quelle raison? Pour que nous puissions nous regarder, suivre quotidiennement nos progrès et bien sûr épier les autres. Pourquoi a-t-on besoin d'une casquette de baseball ou mieux encore d'un bonnet en laine pour soulever de la fonte? Parce que c'est ce que conseille un in-fluenceur. Pourquoi tant d'hommes se laissent-ils pousser la barbe? Parce que c'est tendance. Pourquoi ai-je besoin d'un personal trainer? Et pourquoi partons-nous en vacances dans des régions, dont on n'avait même jamais entendu parler autrefois. Non pas, parce que nous pouvons nous le permettre, mais parce que les coachs en tendances nous enseignent ce qui est à la mode. Nous devons sans cesse être à la page pour ne manquer aucune tendance. Et nous suivons ces préceptes, car nous sommes nombreux à vouloir nous distinguer ou au moins à vouloir faire croire que nous sommes particuliers. C'est pourtant incroyablement fatigant de réussir professionnellement, d'être en pleine forme à n'importe quel âge, d'être parfaitement stylé, d'être un partenaire de rêve et un père idéal, tout en ayant fière allure. Cela prend déjà suffisamment de temps de suivre les tendances actuelles. Le pire, c'est que tout cela ne rend apparemment heureux que quand on le partage aussi avec les autres. L'ego pleinement optimisé doit aujourd'hui être commercialisé via les réseaux sociaux. Cela fait longtemps que bon nombre d'entre nous ne se contentent plus de ce qu'ils ont, ils veulent aussi le faire savoir aux autres. Tout comme les frimeurs d'antan, mais juste pas avec leurs superbes voitures. Même le bien-être génère du stress, si je dois ensuite faire savoir à la terre entière où j'étais et comment c'était, photos et vidéos à l'appui, cela va de soi. Passer deux heures par jour sur son seul téléphone portable, c'est du temps perdu pour faire autre chose. Et nous n'avons même pas encore regardé la dernière série annoncée sur Netflix, si tant est que nous y parvenions, car nous recevons sans cesse des SMS, des messages Whatsapp ou de nouveaux posts. D'accord, peut-être même de temps en temps un e-mail professionnel. Du stress à l'état pur, pas étonnant que nous ayons de plus en plus de mal à garder le rythme avec la fébrilité superficielle actuelle. Ce n'est pas le «work» qui génère le stress, mais le «life(style)».

A lire aussi...