Tout est stable?

Martin Neff, Raiffeisen

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Tant que les banques centrales s’accrocheront à l’ancien monde, elles poursuivront les expériences à l’issue incertaine.

La bonne nouvelle nous est arrivée hier de Neuchâtel: l’économie suisse aurait progressé plus fortement que prévu ces dernières années. Selon l’Office fédéral de la statistique, la performance économique 2018 a progressé de 2,8% et non de 2,5%. Les valeurs pour 2016 et 2017 (désormais 1,7% et 1,8%) ont également été revues à la hausse, certes légèrement mais quand même. En dehors de 2018, ce ne sont certes pas des «années de vaches grasses», mais le résultat est cependant très appréciable. Un bilan identique peut être dressé pour le reste de l’Europe. Grâce à la reprise conjoncturelle des dernières années, le chômage dans la zone euro (7,5%) a retrouvé son niveau antérieur à la crise financière. Par rapport à la Suisse, ce chiffre est toujours très élevé, mais il ne fait aucun doute que l’économie réelle s’est enfin redressée, dix ans après la crise financière, et pas seulement aux Etats-Unis.

Pourtant, les autorités monétaires en Europe ont omis de normaliser ne serait-ce qu’un peu leurs taux directeurs et c’est malheureusement aussi le cas en Suisse. Au lieu de cela, l’ère des expérimentations en matière de politique monétaire entre dans une nouvelle phase. Il est extrêmement probable que la Banque centrale européenne (BCE) abaisse son taux directeur encore plus dans la zone négative d’ici deux semaines et il est possible que la BNS, qui communiquera son examen trimestriel de la situation une semaine plus tard, fasse de même. Pendant ce temps, le total du bilan déjà colossal de la BCE (40% du PIB) et de la BNS (120% du PIB!) va encore augmenter. La BNS s’oppose de nouveau à l’appréciation du franc en rachetant des euros par milliards et la BCE devrait, quant à elle, décider la reprise des achats d’obligations, en plus de l’abaissement des taux d’intérêt, le 12 septembre prochain.

«Japonisation» plutôt que normalisation 

Le problème est juste que la politique des taux n’offre pratiquement plus aucune marge de manœuvre. Un ou deux abaissements mineurs des taux d’intérêt devraient encore être possibles, mais ensuite les effets secondaires des taux négatifs seraient tout simplement trop importants. Je ne crois pas que des abaissements supplémentaires des taux auraient un grand intérêt. Selon un document de travail de la Federal Reserve Bank of San Francisco (https://www.frbsf.org/economic-research/publications/economic-letter/2019/august/negative-interest-rates-inflation-expectations-japan/) qui vient de paraître, les taux négatifs pourraient même se traduire par une révision à la baisse des prévisions d’inflation, soit l’exact contraire des objectifs poursuivis. C’est la raison pour laquelle les autorités monétaires cherchent des alternatives en coulisses. Des représentants de Blackrock, le plus grand gérant de fortune au monde, exigent déjà l’introduction de l’hélicoptère monétaire (voir ma chronique de la semaine dernière). Larry Fink, CEO de Blackrock, a par ailleurs suggéré des achats directs d’actions par la BCE. Entre-temps, il serait même envisageable que la BCE réponde favorablement à cette demande à plus ou moins long terme. Cela fait des années, que la Banque centrale du Japon, dont le bilan représente également 100% du PIB, achète des actions nippones, en plus des emprunts d’Etat japonais. Cela fait désormais partie du répertoire classique au pays du soleil levant (et de la politique monétaire particulièrement expérimentale). Et ce n’est pas tout. La Bank of Japan (BoJ) achète aussi régulièrement des parts de fonds immobiliers. Elle justifie cette mesure par la «stabilité des prix», qu’elle définit par des hausses de prix de 2% par an, comme la plupart des autres autorités monétaires.

L’aiguille de la boussole pointe dans la mauvaise direction 

A l’aune de son objectif en termes d’inflation, la BoJ enregistre toutefois un échec cuisant. Même après des années d’une politique monétaire ultra-expansionniste, l’inflation reste en-deçà de 2%. Dans la plupart des autres pays industrialisés, l’inflation est également inférieure à ce seuil, ce que les banques centrales correspondantes prennent pour prétexte pour continuer à assouplir leur politique monétaire. Mais comme pour le Japon, cela ne devrait guère avoir d’effets. Si nous avons pu apprendre quelque chose ces dernières années, c’est peut-être que cela fait longtemps que l’inflation n’est plus un phénomène monétaire. A mon avis, le fait que les prix ne changent pas s’explique surtout par des changements structurels. Dans les pays industrialisés, la population n’a de cesse de vieillir et parfois même de diminuer (p. ex. au Japon). L’économie et les consommateurs sont saturés, la tendance à la consommation est d’autant plus basse. Parallèlement, la mondialisation s’est traduite par l’ouverture des marchés de biens, ce qui pèse sur les prix. Dans ces circonstances, il n’est pas surprenant de voir que les prix n’augmentent que légèrement, dans le meilleur des cas. La politique monétaire ne peut rien y changer. C’est d’ailleurs une bonne chose, car en des temps, où les épargnants ne perçoivent pratiquement plus d’intérêts et devront peut-être même un jour payer des intérêts de pénalité, nous n’avons pas en plus besoin d’une inflation plus forte, qui ne ferait qu’accentuer le problème de l’expropriation de fait. Cela n’empêchera malheureusement pas les banques centrales d’intervenir une nouvelle fois. Car si elles ne fournissent pas, les marchés financiers se rebellent. Il serait beaucoup plus raisonnable de revoir l’objectif d’inflation de 2% qui ne repose sur aucune base scientifique et qui remonte parfois déjà à un quart de siècle. Le monde a changé entre-temps, pas seulement en matière de taux d’intérêt, mais surtout d’inflation. Tant que les banques centrales s’accrocheront à l’ancien monde, elles poursuivront les expériences à l’issue incertaine. Les 2% sont-ils vraiment stables, contrairement à 0%, car alors les prix ne changent pas? Justement. Aujourd’hui, les autorités monétaires ne sont d’ailleurs pas les seules à interpréter généreusement le mot «stable». Les adolescents nous fournissent une nouvelle interprétation de la stabilité. L’autre jour à la piscine, mon petit dernier était extrêmement impressionné par un jeune gars qui s’était risqué à faire un saut périlleux depuis le plongeoir de 5 mètres. Son commentaire: Stable!

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