Souveraineté et action collective: un conflit d’avenir

Jean Pisani-Ferry, Sciences Po

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Après la guerre froide, les internationalistes ont imaginé pouvoir s’accorder sur des solutions communes aux défis globaux. Cette illusion s’est  dissipée.

Feux aux environ de Tailandia, dans l'Etat amazonien de Para en 2003 ©Keystone

La forêt amazonienne, a rappelé le président Emmanuel Macron à la veille du récent sommet du G7, à Biarritz, «est le poumon de notre planète». Parce que sa préservation importe à l’ensemble du monde, le président brésilien Jair Bolsonaro ne peut pas être autorisé à «tout détruire». Macron, a répliqué Bolsonaro, «instrumentalise un enjeu de politique intérieure brésilienne» ; prendre position sur le sujet au cours d’un G7 ,en l’absence des pays de la région, est le signe «d’une mentalité coloniale déplacée».  

La querelle s’est rapidement envenimée. Macron menace désormais de bloquer l’accord commercial entre l’Union européenne et le Mercosur (espace économique sud-américain dont le Brésil est le principal acteur), si le Brésil n’en fait pas plus pour protéger la forêt. 

Cette polémique illustre la montée d’une tension entre deux grandes tendances actuelles : un besoin pressant d’action collective à l’échelle globale et une demande croissante de souveraineté nationale. Des confrontations répétées entre ces deux tendances sont inévitables. Notre capacité à les surmonter – ou non – déterminera notre destin collectif.  

Les biens communs ne datent pas d’hier : la coopération internationale pour combattre les maladies contagieuses et préserver la santé publique a été engagée dès le 19e siècle. Mais ce n’est qu’au tournant du millénaire que l’action collective globale est devenu un enjeu prééminent. Le concept de « bien public mondial » forgé par les économistes de la Banque Mondiale a rapidement été mobilisé pour rendre compte d’une série de questions, allant de la préservation du climat et de la biodiversité à la stabilité financière et à la sécurité du réseau internet. 

Dans le contexte de l’après-guerre froide, les internationalistes ont alors imaginé qu’on allait pouvoir s’accorder pour mettre en place des solutions communes et répondre aux défis globaux : tel était du moins le nouveau credo. Des accords globaux contraignants – un nouveau droit international – pourraient être négociés et mis en œuvre avec l’appui d’institutions internationales fortes.  L’avenir, semblait-il, appartenait à la «gouvernance mondiale».

Au lieu des avancées de la gouvernance globale,
nous avons assisté à la montée du nationalisme économique.

Cette illusion s’est rapidement dissipée. L’architecture institutionnelle de la mondialisation ne s’est pas développée selon les voies imaginées par les promoteurs d’une gouvernance globale. Malgré la création, en 1995, de l’Organisation Mondiale du Commerce (une dénomination trompeuse, dans la mesure où elle n’a pas d’autre pouvoir que celui d’arbitrer les litiges), aucune autre organisation de cette ampleur n’a été créée. On a laissé sur les étagères les projets de mise en place d’institutions mondiales consacrées à l’investissement, à la concurrence ou à la protection de l’environnement. Et même avant les attaques répétées de Donald Trump contre le multilatéralisme, les institutions en place, comme l’OMC ou le Fonds monétaire international, ont commencé d’être contournées par des arrangements régionaux.  

Au lieu des avancées de la gouvernance globale, nous avons assisté à la montée du nationalisme économique. Comme le montrent dans une recherche récente Monica de Bolle et Jeromin Zettelmeyer, du Peterson Institute, qui ont conduit une analyse systématique des programmes politiques de 55 grands partis politiques des pays du G20, la tendance à la valorisation de la souveraineté nationale et au rejet du multilatéralisme est étendue. Quand John Bolton, l’actuel conseiller américain à la sécurité nationale écrivait en 2000 que la gouvernance globale était une menace contre la souveraineté américaine, cela ressemblait à une plaisanterie. On a cessé de rire.  

Le nationalisme n’a pas gagné la guerre. En dépit du Brexit et de la poussée de l’extrême-droite italienne, les élections européennes de mai dernier n’ont pas produit le raz de marée eurosceptique annoncé par certains experts. Une part croissante de l’opinion publique attend que nos problèmes soient pris en charge au niveau où l’action publique sera la plus efficace, au besoin à l’échelle européenne ou mondiale. Toutefois cela ne peut plus reposer uniquement sur des obligations universelles sanctionnées par des accords internationaux. La question est de trouver des mécanismes alternatifs qui permettent une action collective efficace tout en minimisant les entorses à la souveraineté nationale.   

Pour les petits paysans brésiliens, la valeur
économique des terrains a une importance considérable.

De tels mécanismes existent en fait déjà. En matière de commerce international, par exemple, des clubs à géométrie variable se sont multipliés pour répondre aux nouvelles questions que pose l’intégration profonde des économies, par exemple celle des normes techniques ou celle du brouillage de la frontière entre biens et services. Les abus de position dominante des entreprises géantes sont maintenant sanctionnés par des décisions de portée extraterritoriale des autorités de la concurrence. Le renforcement des ratios en capital des banques ne résulte pas d’une quelconque loi internationale, mais de l’adoption volontaire de règles prudentielles communes et non-contraignantes (dites de Bâle). Et même si le monde est en train de prendre du retard dans la lutte contre le réchauffement climatique, l’accord de Paris a eu le mérite de stimuler l’action dans nombre de pays, de mobiliser les grandes métropoles et certains gouvernement régionaux, et d’orienter l’investissement privé vers les technologies propres. 

Mais comme tous les problèmes ne sont pas les mêmes, de tels mécanismes n’apportent qu’une réponse partielle aux problèmes de l’action collective. Lorsque la volonté d’agir est générale, un minimum de transparence et de dispositifs créateurs de confiance est suffisant pour stimuler la coopération. Dans d’autres cas, la tentation de jouer les passagers clandestins est telle qu’elle ne peut être combattues que par de puissantes incitations, ou même des sanctions. 

Ce qui nous ramène aux feux de forêt de l’Amazonie. Les intérêts du Brésil et ceux de la communauté internationale ne sont pas convergents. Pour les petits paysans et pour les grandes entreprises agro-alimentaires brésiliennes, la valeur économique des terrains a une importance considérable. Pour le reste du monde, c’est la valeur écologique de la forêt et la biodiversité qui comptent avant tout. Les préférences temporelles diffèrent également. Inévitablement, les riches du Nord accordent plus de valeur au futur que les pauvres du Sud. Dans ce contexte, même si de larges segments de la société brésilienne valorisent la préservation de la forêt équatorienne, il serait illusoire de penser que la pression morale et des incitations douces permettront, à elles seules, de résoudre ces contradictions.  

Depuis 2008, la Norvège a déjà transféré
plus d’un milliard de dollars au Fonds Amazonie

Dans le cas de l’Amazonie, les deux seuls instruments «durs» sont l’argent et les sanctions. Depuis 2008, la Norvège a déjà transféré plus d’un milliard de dollars au Fonds Amazonie, par le canal duquel elle subventionne la préservation du service environnemental que la forêt rend au monde (elle a interrompu ses versements au mois d’août en réaction aux politiques de Bolsonaro). L’alternative de Macron est de forcer le Brésil à valoriser l’environnement en conditionnant les accords commerciaux ou d’autres accords internationaux à une gestion soutenable des ressources naturelles. 

Les deux options font l’une et l’autre question : le versement d’une rente ouvre une boîte de Pandore gigantesque, et suppose un accord international sur le partage du fardeau : la valeur collective annuelle de la capture du carbone par la forêt amazonienne est en fait plusieurs centaines de fois supérieure aux transferts norvégiens. La contrainte par le jeu des accords commerciaux n’est pas non plus sans inconvénients parce qu’il n’y a qu’une relation logique indirecte entre la déforestation et le commerce. Mais comme nous n’avons guère d’autre outil à notre disposition, la solution, si elle existe, combinera nécessairement des transferts financiers et des avantages économiques.  

La polémique Macron-Bolsonaro fera sans doute demain figure d’anecdote. Mais l’éruption d’autres disputes entre avocats de l’action collective et tenants de la souveraineté est certaine. Le monde doit trouver les moyens de les gérer.  

Copyright: Project Syndicate, 2019.
www.project-syndicate.org
 

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