Sans précédent

Serge Ledermann, 1959 Advisors

6 minutes de lecture

L’horizon de gestion s’est temporairement nettement réduit, pour se concentrer sur la gestion des risques et la chasse aux opportunités.

Mars 2020: trois crises en une

«Sans précédent» est l’expression que nous avons lue le plus souvent au cours des trois dernières semaines! Elle qualifie parfaitement bien le choc auquel nous sommes tous confrontés et l’ampleur des réponses proposées. Concrètement, nous faisons face à trois crises (crise sanitaire, crise de liquidité et crise de solvabilité, notamment dans le secteur pétrolier) réunies en une seule! Dans ce contexte particulièrement hostile, les marchés financiers ont connu un mois de mars extrêmement pénible, inscrivant des records de baisse et de volatilité inédits, qui rappellent les années 30!

Nous vivons une crise sanitaire majeure
doublée d'effets économiques significatifs.

En mars, la classe d’actifs la plus pénalisée a été (comme toujours en pareille circonstance) les actions, car cette catégorie offre la meilleure liquidité en cas de sorties intempestives de capitaux. Les reculs (rapides et brutaux) sont de l’ordre de 10 à 20% (sur le mois) et s’ajoutent à des baisses préalables de 10% déjà. Les obligations d’entreprises ont également été emportées par ce mouvement de dégagement (notamment durant la semaine de «liquidation» du 16 mars). Un tribut particulièrement lourd a été payé par les segments «hauts rendements» et émergents (en baisse de plus de 10%!). Ici, le principal problème a été la disparition brutale de la liquidité, induisant des écarts (en offre et demande) de transaction très élevés. Autre victime du mois, le segment énergétique avec la descente aux enfers du prix du pétrole (-50%), conséquence du bras de fer engagé par l’Arabie saoudite. Il restait peu d’endroits pour «se cacher»: les obligations souveraines (Trésor américain en tête, malgré une trajectoire mouvementée), l’or et le dollar. Insuffisant toutefois pour compenser l’ampleur des moins-values dans les autres classes d’actifs. Enfin, relevons encore la résistance relative des actions suisses (en baisse de «seulement» 5%) et de l’immobilier coté en Suisse (en baisse de 6%).

Evolution des grandes classes d’actifs depuis le début de l’année
(en monnaies locales au 31.03.2020)

 
Source: XO Investments

 

La brutalité des mouvements de cours n’est pas sans rappeler les précédentes crises (2008, 1987 et même 1929, c’est dire!). Durant la fameuse semaine du 16 mars, la liquidation massive et indiscriminée a montré – une fois de plus – que les acteurs les plus vulnérables (fonds à levier, stratégies en parité de risque notamment) se retrouvent à nouveau en configuration de «vente forcée». Dans ces conditions, les vertus de diversification d’un portefeuille balancé ne fonctionnent plus, tout au moins temporairement…

Une baisse historique (deuxième baisse la plus forte en 20 ans, mesurée en % de changement par trimestre) au premier trimestre 2020

Source : FT & Refinitiv

 

Combien de temps? Quelle profondeur pour la récession? 

Nous vivons une crise sanitaire majeure doublée d'effets économiques significatifs dus aux politiques de confinement et d'arrêt des activités non-essentielles. Les marchés financiers se sont emballés à la baisse, ajoutant la dimension financière aux deux chocs précédents. Nous nous concentrons pour l’heure sur une feuille de route à court terme pour gérer les risques des portefeuilles. Nous nous pencherons ultérieurement sur les conséquences à plus long terme de cette crise majeure. Nous avons classé nos indicateurs en trois catégories: indicateurs sanitaires, indicateurs fiscaux et monétaires, indicateurs de marché.

La crise sanitaire touche l’ensemble de la planète, se déplaçant d’est en ouest. L’épicentre de l’épidémie passe désormais de l’Europe à l’Amérique du Nord. Alors que la Chine semble avoir largement dépassé son pic de contamination (selon les chiffres officiels), la situation en Europe reste tendue, même si l'Italie semble en bonne voie pour établir un plateau dans la trajectoire des décès liés au virus (l'Espagne et la France sont encore en phase d’augmentation). Le début du mois d’avril sera crucial pour déterminer la trajectoire des prochaines semaines en Europe. 

Trajectoire du nombre de décès au 2 avril 2020
(les étoiles signalent le confinement, les flèches les pics possibles)

 
Source: FT research (avec divers fournisseurs de données)

 

La situation sanitaire apparaît très délicate aux Etats-Unis. La gestion désastreuse (quelle surprise!) du développement de l’épidémie par l’administration américaine se traduit par un chaos important dans les grands centres urbains, mettant à genoux certaines infrastructures hospitalières. Les experts sanitaires, finalement écoutés par POTUS, ont obtenu les mesures de confinement nécessaires. Les prévisions de décès avoisinent néanmoins 100’000 à 200’000 personnes. L’obstination à vouloir privilégier l’activité économique à la santé publique pourrait donc coûter très cher en vies humaines et accentuer la fracture sociale. Les mauvaises nouvelles sur ce plan vont donc augmenter ces prochains jours.

La réponse des banques centrales et des gouvernements
à ce nouveau défi est rapide et substantielle!

Sur le plan économique, les indices des directeurs d'achat (PMI) se sont effondrés de manière spectaculaire (mais logique) au mois de mars. En zone euro, le PMI Composite (entre les secteurs manufacturiers et les services) passe de 51,6 à 31,4, tiré vers le bas par les services (28,4 contre 52,6 en février), tandis que l’industrie manufacturière résiste mieux (44,8 contre 49,2). Le même phénomène s’observe aux États-Unis, avec un PMI Composite en recul de 49,6 à 40,5. Pas étonnant que les mesures de confinement touchent très directement les services, alors que généralement les récessions classiques induisent plutôt un ralentissement manufacturier.

La Chine est sortie du confinement, ce qui se traduit par la reprise des activités telles que mesurées par les indices avancés Caixin et CLFP. Le produit intérieur brut a sans doute plongé d’environ 15% (année sur année) au premier trimestre, mais la reprise semble assez vigoureuse.

Indicateur avancé chinois Caixin (First In, First Out?)

 
Source: Cornerstone Macro

 

Le confinement se traduit par un arrêt brutal de nombreuses activités, dont les revenus ne seront pas récupérés. On estime en moyenne une baisse d’activité de 25 à 40% dans les pays de l’OCDE. Si ce gel ne dure que 2 mois, on peut donc tabler sur une baisse de 6 à 8% (année sur année) du PIB, avec une chute massive sur un trimestre, suivie d’une robuste reprise.

La réponse des banques centrales et des gouvernements à ce nouveau défi est rapide et substantielle! Les annonces et décisions se sont multipliées durant la deuxième quinzaine de mars: la Réserve fédérale américaine a notamment annoncé un assouplissement quantitatif sans précédent («quantitative easing») et la création de véhicules d’investissement spéciaux pour lui permettre d’intervenir dans le marché des obligations d’entreprises (sans montant plafonné), ainsi que de nouvelles facilités de financement en dollar pour les banques centrales étrangères. La Banque centrale européenne s’engage également dans un programme sans précédent avec des facilités de financement pour les banques et des achats d’obligations de 750 milliards d’euros. Le reste du monde n’est pas en reste, chacun ayant appris de 2008 qu’il fallait réagir vite! Toutes ces actions servent indéniablement à mettre de l’huile dans les rouages des marchés financiers.

A nos yeux, les actions les plus importantes s’inscrivent sur le front fiscal, de manière à compenser ou «transitionner» les entreprises et les citoyens pénalisés par la situation sanitaire. La Maison-Blanche et le Sénat se sont accordés sur un plan de soutien à l'économie de 2 200 milliards de dollars, soit 10% du PIB américain. Ce plan prévoit des aides directes aux ménages, des prêts aux entreprises, villes et états ainsi qu'une enveloppe de 130 milliards pour les hôpitaux. En Europe, la réponse budgétaire est plus diverse, mais globalement assez significative également (entre 5 et 20% du PIB comme en Italie). Ces volumes colossaux d’aides et la réactivité des banques centrales expliquent l’amorce d’apaisement qui s’est faite sentir en fin de mois. Il se peut toutefois que les montants envisagés ne suffisent pas!

L’impulsion fiscale est sans précédent sur le plan mondial, elle reste dominée par l’effort américain (en % du PNB)

  
Source: Pictet Asset Management

 

Le fonctionnement des marchés a été très erratique, particulièrement durant la semaine du 16 mars au cours de laquelle des liquidations d'actifs pour des montants tout à fait significatifs ont eu lieu. Ces liquidations ont également touché les actifs réputés les plus sûrs comme les obligations d'Etat et l'or physique. Les programmes des banques centrales ont permis aux marchés de taux de retrouver un fonctionnement plus souple, en apportant la liquidité nécessaire à la conduite ordonnée des transactions. Le calme n’est pas pour autant revenu, ce qui nécessite à chacun de définir sa feuille de route pour gérer au mieux les risques de ses portefeuilles. 

Evolution hebdomadaire des flux de fonds (par les ETFs) dans les marchés d’Europe et d’Asie: meilleure tenue dès le 23 mars!

 
Source: Blackrock

 

L’indispensable feuille de route

De nombreuses incertitudes demeurent. Tout d’abord, la capacité des gouvernement et services de santé de gérer la sortie de la pandémie. Ensuite, la durée et la profondeur de la récession technique dans laquelle les gouvernements ont engagé leur pays. Enfin, nous allons observer avec attention l’efficacité des mécanismes mis en place pour assurer la pérennité des entreprises et éviter des faillites en série. Nous pensons que le retour à la normale prendra du temps et que les hypothèses de reprise rapide et en V nous semblent très optimistes, voire utopiques.

Les spreads de crédit se sont légèrement contractés et les écarts
entre offre et demande sont en bonne voie de normalisation.

Pour baliser notre route, nous avons identifié trois marqueurs financiers essentiels, à savoir le marché des bons du Trésor (obligations d'Etat, avec priorité sur les Etats-Unis), les spreads de crédit et le dollar US. Les rendements des bons du Trésor ont baissé récemment (suivant ainsi un comportement plus normal dans un contexte d'incertitude économique). De leur côté, les spreads de crédit se sont légèrement contractés et les écarts entre offre et demande sont en bonne voie de normalisation (pour le segment Investment Grade principalement). Enfin, le dollar s’est affaibli après deux semaines de fermeté évidente. Ces éléments constituent la première étape vers un fonctionnement plus fluide des marchés financiers. Reste à trouver les niveaux d’évaluation qui correspondent à la nouvelle donne macro-économique, qui comme évoqué plus haut présente des nombreux points d’incertitude. 

Décalage massif des rendements à l’échéance de l’indice des obligations suisses de qualité (SBI AAA-BBB)

 
Source: XO Investments

 

Notre approche transversale «cross-asset» nous amène à observer en continu les relations entre les classes d’actifs. Nous sommes d’avis que la dynamique des marchés des actions sera largement conditionnée par le comportement des marchés de taux (souverains, mais surtout de crédit). Une fois que ces marchés seront stabilisés, les actions pourront trouver le plancher du processus baissier dans lequel elles sont désormais engagées. Nous voyons toutes sortes d’hypothèses concernant l’impact du confinement sur la croissance et partant sur les perspectives de bénéfices des entreprises. Ce travail nous paraît futile dans la mesure où les entreprises elles-mêmes ne savent pas de quoi leur année sera faite… Par ailleurs, et comme toujours, les révisions des attentes bénéficiaires sont en retard sur la réalité, ce que les travaux de Goldman Sachs (sur la base de leurs hypothèses macro-économiques) ci-dessous tendent à démontrer.

Différence entre les estimations bénéficiaires 2020 de GS (top-down) et les estimations IBES (bottom-up)

 
Source: Goldman Sachs et IBES

 

Il est évident que la «casse» sur les bénéfices sera importante (de l’ordre de 25 à 40% en Europe et aux Etats-Unis), mais probablement de courte durée. Par conséquent, il serait certainement erroné d’appliquer sur ces bénéfices déprimés des multiples (de valorisation) de récession durable. Il vaut mieux utiliser les bénéfices de sortie de crise (basés sur la capacité bénéficiaire des entreprises concernées) avec des multiples de milieu de cycle pour tenter de représenter un niveau «raisonnable» de valorisation. Trop tôt pour se livrer à cet exercice avec conviction… mais les niveaux atteints durant la semaine du 16 mars pourraient constituer une base. Pour l’heure, nous restons méfiants sur l’évolution des marchés des actions et ceci aussi longtemps que les indicateurs de volatilité demeurent aussi élevés (VIX au-dessus de 50 par exemple). La priorité du moment est de s’assurer de la qualité et solvabilité de chaque position du portefeuille dans des conditions de tension financière.

Les stratégies asymétriques jouent correctement leur rôle
de «coussin absorbant» en période de crise.

Conformément à la feuille de route, nous avons commencé à augmenter notre exposition aux obligations d’entreprises (de première qualité et à haut rendement) de manière sélective, en Suisse, en Europe et aux Etats-Unis. Nous conservons (voire considérons d’augmenter pour l’or) nos positions en actifs de protection (or, obligations souveraines, franc suisse). Les stratégies asymétriques jouent correctement leur rôle de «coussin absorbant» en période de crise. Elles seront une source de fonds pour augmenter les positions «directionnelles» en actifs plus risqués le moment venu. L’immobilier coté résiste et représente également une opportunité d’achat à moyen terme aux niveaux actuels. L’exposition aux marchés des actions demeure en-dessous du point neutre. Nous sommes convaincus que la fenêtre de retour se présentera au cours des prochaines semaines/mois, le processus de formation de plancher n’étant pas opéré pour le moment.

Evolution de l’indice des actions américaines (S&P500) en regard de l’évolution de l’indicateur de volatilité VIX sur 12 mois: premiers signes de retour au calme? 

  
Source: Global Macro Cycle Partners

 

La qualité des actifs en portefeuille constitue la priorité du moment, tout comme la diversification avec les actifs de protection. La baisse massive de certains cours présente déjà des opportunités pour les investisseurs qui disposent de flexibilité dans leurs allocations. Comme dans chaque crise, l’horizon de gestion s’est temporairement considérablement réduit, pour se concentrer sur la gestion des risques et la chasse aux opportunités. Nous nous pencherons sur les implications à moyen et long terme de la crise au cours des prochains mois.

Note de la rédaction: cette chronique a été rédigée en confinement à Tannay, Canton de Vaud, le 2 avril 2020

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