Quand l’histoire rime – Weekly note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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1998 – du déja vu? 1999 – la grande surprise. 2020 – bonnes perspectives.

Du point de vue des investisseurs, les années 1998 et 1999 pourraient-elles préfigurer ce que réservent 2019 et 2020? Une étude de cette question nous fait découvrir des parallèles intéressants. Même si l’histoire ne se répète jamais, une comparaison entre hier et aujourd’hui signale à plusieurs égards que le meilleur est encore à venir en bourse. C’est ce que confirme un coup d’œil à la conjoncture actuelle, à l’inflation et aux cycles politiques.  

1. 1998 – du déjà vu?

Mark Twain aurait dit: «L’histoire ne se répète pas, elle rime.» Même si l’écrivain américain n’a jamais prononcé ce proverbe, celui-ci m’a traversé l’esprit cette semaine, alors que je donnais une interview télévisée. On m’a posé à plusieurs reprises les questions suivantes: Qu’implique le ralentissement de la croissance chinoise pour le monde? L’inversion de la courbe de rendement américaine ne signale-t-elle pas une récession imminente? Dans quelle mesure les marchés boursiers seraient-ils affectés par une procédure de destitution ou un virage politique à gauche aux États-Unis? Rappelons que l’histoire ne se répète pas bien évidemment, mais des comparaisons peuvent parfois aiguiser le regard sur des choses qui perdent de leur netteté dans l’agitation actuelle. Tirons par exemple quelques parallèles entre l’année 1998 et aujourd’hui, car ils nous montrent, sans généralisation, pourquoi la hausse boursière de notre décennie n’est pas encore essoufflée. Comparons tout d’abord cinq aspects de 1998 et de 2019. Nous analyserons ensuite trois facteurs expliquant pourquoi les marchés boursiers pourraient présenter en 2020 des similitudes avec 1999.

1998, la fin d’une belle époque

En 1998, l’économie et la politique ont traversé de fortes turbulences. Curieusement, les marchés boursiers n’en ont été que faiblement affectés. En voici une brève rétrospective:  

1998 a marqué la fin d’une longue période de croissance économique amorcée en 1990, après le règlement du vieux conflit entre l’Est et l’Ouest. Ce tournant géopolitique et la bonne santé conjoncturelle ont également dopé les marchés boursiers. À l’époque aussi, l’inflation et les taux d’intérêt ne cessaient de reculer, année après année. La forte demande des consommateurs américains contribuait à la prospérité de l’Asie. Cette évolution réjouissante a induit une hausse de l’endettement partout dans le monde, de manière imperceptible au début. Tout comme aujourd’hui. Toutefois, vers la fin de cette décennie de forte croissance, le tableau a commencé à s’assombrir. Les signes de surchauffe, voire d’un retournement de tendance, alimentaient les débats. Les taux de croissance des bénéfices s’affaiblissaient depuis 1997 déjà. Et comme «un malheur n’arrive jamais seul», le ralentissement de la croissance aux États-Unis et la forte dette extérieure des «tigres asiatiques» ont déclenché la crise de 1998 en Asie, un événement particulièrement traumatisant pour beaucoup, qui menaçait de plonger l’économie mondiale déjà fragilisée dans une récession. Tout comme aujourd’hui. Le Fonds monétaire international (FMI) a mis en garde contre une longue crise économique internationale. La courbe de rendement américaine s’est inversée, ce qui a apporté de l’eau au moulin de nombreux prophètes de malheur. Tout comme aujourd’hui. Le 15 décembre 1998, à la fin d’une année boursière pourtant réjouissante (hausse globale de 24% de l’indice MSCI World), le Wall Street Journal (WSJ) affichait à la une: «La plus longue hausse boursière de l’histoire prend fin», et il n’était pas le seul à partager cette vision noire des choses. Les investisseurs institutionnels ont pris des couvertures et adopté un positionnement défensif. Tout comme aujourd’hui. Le président américain, Bill Clinton, a exposé ses préoccupations à la Nation en ces termes: «Pour la première fois, les jeunes Américaines et Américains s’attendent à ce que leur situation soit moins bonne que celle de leurs parents.» Tout comme aujourd’hui. Des propos similaires ont été tenus lors d’une récente conférence d’investisseurs portant sur le sujet. Vers la fin de 1998, l’affaire «Lewinsky» a déclenché à l’encontre de Bill Clinton une procédure de destitution, qui n’avait néanmoins aucune réelle chance d’aboutir. Tout comme aujourd’hui? Les craintes de certaines élites concernant un virage politique à gauche se sont concrétisées lorsque le chancelier allemand de l’époque, Helmut Kohl, après un mandat de seize ans, a perdu face au social-démocrate Gerhard Schröder, lequel a introduit ensuite les réformes économiques structurelles dont l’Allemagne tire encore profit actuellement.

2. 1999 – la grande surprise

Il est intéressant d’observer que l’année suivante, bien des choses ont évolué tout autrement que prévu. Au lieu de la récession tant redoutée à travers le monde, on a assisté à une «reflation», car les perspectives de crise ont également mobilisé les responsables politiques, lesquels ont pris des mesures budgétaires et fiscales (et même introduit des réformes structurelles durables inattendues en Allemagne) pour soutenir l’économie. Une fois de plus, les investisseurs ont été surpris. Bon nombre de leurs couvertures ont perdu toute valeur à l’échéance. Et c’est ainsi qu’en 1999, la bourse, en hausse depuis 1990, a une fois encore dépassé la performance des années précédentes, en dépit de la crise asiatique de 1998, de la procédure de destitution du président américain, des valorisations élevées et des risques de récession à l’échelle internationale. La progression des actions mondiales a été telle (+25%) que des analystes et des investisseurs sont tombés dans l’extrême inverse dans le courant de 1999. L’ambiance déprimée d’un vieux marché haussier à bout de souffle a fait place à l’euphorie du changement de millénaire. Peu après, tous ont déchanté avec l’éclatement de la bulle Internet et ses lourdes conséquences. C’est alors que les primes de risque des actions (qui frisent des sommets aujourd’hui) ont plongé en territoire négatif. Mais prenons les choses dans l’ordre. Observons d’abord les performances annuelles de l’indice mondial (voir tableau 1).

Rétrospectivement, il est généralement facile d’expliquer pourquoi certaines choses ont évolué très différemment de ce que beaucoup avaient prévu. Nous savons à présent que la solide performance boursière de 1999 ne reposait pas en priorité sur des facteurs fondamentaux tels qu’une forte croissance des bénéfices ou un faible niveau des valorisations, aucun de ces deux phénomènes n’étant observé à l’époque. Elle a plutôt trouvé son origine dans un changement d’atmosphère générale. Les investisseurs ont réalisé qu’ils étaient positionnés de manière trop défensive depuis plusieurs années, y compris en 1999. Craignant de laisser échapper de bonnes opportunités, ils ont déclenché une forte hausse des liquidités, investissant en bourse au même moment leur cash et le produit de leurs dégagements du marché obligataire. De telles phases surviennent souvent vers la fin d’une longue progression des actions. Et il se pourrait que nous nous trouvions actuellement dans une phase de ce genre. Mais ce qui indique que nous ne sommes pas au terme du rallye, c’est le niveau des primes de risque, lequel chute généralement en fin de cycle haussier. Or, le graphique 1 montre que ce niveau se situe encore à des sommets, alors qu’au zénith du dernier marché haussier, c’est-à-dire en 2000, l’euphorie générale avait fait chuter les primes de risque des actions en territoire négatif.

En résumé, les marchés haussiers ne meurent pas de vieillesse mais généralement en raison d’une récession, d’une inflation ou d’une euphorie. Et c’est précisément là qu’il y a aujourd’hui une similitude avec 1998, à savoir le profond scepticisme, pour ne pas dire la crainte d’une crise, qui paralyse les investisseurs.

3. 2020 – bonnes perspectives

Indépendamment de toute comparaison historique, nous ne partageons pas les trois grandes préoccupations des «ours boursiers» d’aujourd’hui: récession, inflation et risques politiques. Certes, l’économie mondiale a considérablement ralenti cette année. L’endettement a augmenté et de nombreux consommateurs semblent posséder tout ce qu’il leur faut. En outre, le secteur manufacturier et l’automobile déplorent de nouvelles baisses de commandes – nous avons déjà abordé cette question. Il ne fait aucun doute que ces évolutions vont affecter la consommation, et ce au plus tard lorsque les entreprises procéderont à des licenciements ou introduiront le chômage partiel. Il y a également des risques de contagion. Néanmoins, l’importance de l’industrie de transformation est souvent surestimée, celle-ci ne représentant que 11% du PIB et 8% des emplois aux États-Unis. Ce qui importe beaucoup plus, ce sont la consommation, les services et la construction. Or, ces secteurs continuent de croître, mais lentement.

Pourquoi une récession semble toujours improbable en 2020

Ce qui s’oppose notamment à une récession en 2020, c’est le fait que les principaux responsables de la politique budgétaire et monétaire ont déjà annoncé des mesures préventives ou de soutien. Cette situation rappelle elle aussi celle de l’année 1998, qui a induit en 1999 une «reflation» inattendue au lieu d’une récession, avant de déclencher une hausse boursière inespérée. Comme les pondérations des actions dans les portefeuilles des investisseurs institutionnels sont particulièrement faibles actuellement, personne ou presque ne mise non plus sur un scénario de reflation à la 1999. 

Autres facteurs s’opposant à une récession:

  1. Une simple recherche du mot «récession» sur Google montre que ce terme n’a jamais été autant consulté depuis dix ans. Ironiquement, ce phénomène signale que le risque de renchérissement est déjà pleinement anticipé par les marchés, quelque chose qui devrait parler de soi. Sinon, pourquoi les taux d’intérêt seraient-ils négatifs dans presque toute l’Europe?
  2. La construction est en plein boom. En dehors du solide secteur des services, c’est principalement elle qui profite de la grande vague de liquidités liée à la politique monétaire. «Ceux qui sont déclarés morts vivent plus longtemps», dit-on parfois dans cette branche. En effet, comme les taux d’intérêt ne cessent de baisser, les hypothèques dans tous les pays de l’UE sont nettement moins chères que les loyers, un phénomène qui dope la construction. Parallèlement, le faible coût du capital stimule les investissements publics dans les infrastructures, notamment en Asie.
  3. Ce n’est pas l’inversion des courbes de rendement qui déclenche les récessions, mais la contraction du crédit. Or, nous en sommes loin. Au contraire: les banques et les marchés des capitaux offrent actuellement un accès au capital plus avantageux que jamais.
  4. Jusqu’à présent, les inversions de la courbe de rendement aux États-Unis n’ont précédé une récession que dans un contexte de durcissement monétaire, c’est-à-dire en cas de hausse des taux directeurs. Mais le tableau est tout autre actuellement dans le monde: aux États-Unis, en Europe et en Asie, les banques centrales n’envisagent aucunement une telle mesure. Au contraire, leur politique semble expansive, non restrictive.
  5. Le secteur rentable des entreprises va également à l’encontre des schémas précurseurs d’une récession, selon lesquels le manque de liquidités dans les bilans et les comptes de résultat s’observe au plus tard six mois avant le début d’une crise. Actuellement, il continue de générer des cash-flows libres tous les trimestres.
  6. Parlons à présent du rôle déterminant des marchés financiers. D’aucuns prétendent que l’introduction en bourse ratée de la «licorne» immobilière «WeWork» témoigne de la confiance exagérée que les investisseurs de capital-risque placent parfois dans des entreprises non cotées. Mais c’est tout le contraire. Alors que le modèle commercial de WeWork est probablement tout aussi disruptif que celui d’AirBnB ou d’Uber, l’échec de son introduction en bourse illustre précisément le rôle disciplinaire joué aujourd’hui par les marchés des capitaux et qui les distingue de leur comportement lors l’euphorie fatale de la bulle Internet. D’autres entreprises, comme Netflix par exemple, sont clairement sanctionnées par la bourse pour leur endettement trop élevé. Celle-ci est donc vecteur de discipline dans d’autres domaines également.

Pourquoi l’inflation devrait rester faible elle aussi

Comme prévu, l’inflation mondiale est restée faible cette année également. Deux facteurs au moins expliquent pourquoi cette situation ne devrait guère changer. Premièrement, la plupart des gens dans les pays riches ne savent ce qu’est la hausse du renchérissement que par ouï-dire, non par expérience personnelle, ce qui a fortement ancré, de manière générale, des attentes d’inflation stable. On le doit notamment à une politique monétaire soucieuse de la stabilité des prix. Deuxièmement, «l’effet Amazon», c’est-à-dire la disponibilité élevée des produits et la grande transparence des prix liées à Internet, a irrémédiablement limité la marge à disposition pour des relèvements de tarifs. Et ces interdépendances devraient perdurer elles aussi.

Les «ours» opposent à cela le fait que les salaires augmentent depuis plusieurs années et que cette évolution devrait tout au moins faire baisser les bénéfices des entreprises si elle n’induit pas une hausse des prix à la consommation. Mais ce qui n’est pas survenu jusqu’ici ne devrait pas non plus se produire à l’avenir, car il est probable que ce phénomène sera contrebalancé par l’augmentation de la productivité du travail. Celle-ci suit en effet une tendance haussière depuis quinze trimestres aux États-Unis. Si l’élévation des salaires dans un contexte de faible inflation était compensée par l’intensification de la productivité du travail, on obtiendrait une situation gagnant-gagnant. Un vœu pieux? Qui sait ? Ce point de vue concorde en tout cas avec les faits que nous connaissons.

Quel risque un «virage politique à gauche» impliquerait-il pour les marchés boursiers?

Enfin, un vieux dicton prétend que les gouvernements de gauche sont du poison pour les marchés boursiers. Le graphique 2 montre pourtant, du moins à partir de l’exemple des États-Unis, que la prétendue corrélation entre la performance des actions et les mandats des présidents démocrates ou républicains relève plus du mythe que de la réalité. D’ailleurs, c’est également la quintessence des innombrables statistiques qui accompagnent, tous les quatre ans, la campagne électorale américaine dans les magazines destinés aux investisseurs. L’histoire rime donc parfois.

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