Pas de choix et pas de sortie pour le Royaume-Uni

Robert Skidelsky, Université de Warwick

3 minutes de lecture

Le choix binaire proposé aux Britanniques dans le cadre du Brexit se révèle quasiment impossible à mettre en œuvre.

©Keystone

La tentative prolongée de sortie du Royaume-Uni hors de l’Union européenne renverse deux illusions sur lesquelles le monde reposait depuis la fin de la guerre froide: la souveraineté nationale et l’intégration économique, les deux points finaux de l’histoire selon Francis Fukuyama dans son célèbre essai de 1989.

Juridiquement, le monde se compose de 191 États souverains, libres de conclure des traités, accords et associations pour organiser leurs relations les uns avec les autres. Le Royaume-Uni compte parmi ces États. Son incapacité à opérer une sortie véritable de l'UE constituerait dans l'histoire moderne la première fois qu'un important État souverain se retrouve contraint de demeurer au sein d'une union volontaire, dans la mesure où, bien que légalement libre de le faire, une telle sortie se révélerait trop coûteuse.

La contrainte doit être comprise comme un ensemble indéfini de pressions, allant d'un côté de l'usage de la force à de simples sanctions économiques et culturelles de l'autre, la souveraineté d'un État se mesurant par sa vulnérabilité aux diverses formes coercitives auxquelles il peut être soumis.

Selon ce critère, parmi les 191 États de la planète, rares sont les pays véritablement souverains, que seule la force militaire peut contraindre à revoir leur politique et système de gouvernement: très certainement les États-Unis, la Chine et la Russie, suivis peut-être par le Japon et l'Inde. Le Royaume-Uni a découvert dans la douleur les limites de sa propre souveraineté.

L'UE s'apparente en effet davantage à une méduse
tentaculaire qu'à une union politique et économique.

L'issue du simple choix binaire proposé aux électeurs britanniques dans le cadre du référendum sur le Brexit de juin 2016 se révèle quasiment impossible à mettre en œuvre. Le principal obstacle réside moins dans les complexités liées à la négociation de nouveaux traités que dans le jugement des responsables de la vie politique britannique selon lequel les coûts d'une sortie catégorique seraient trop élevés.

Tous les efforts fournis par la Première ministre Theresa May depuis environ 30 mois ont visé à respecter, en principe mais pas dans les faits, le vote populaire de sortie. Cette stratégie est rendue possible par le fait qu'à la question de savoir ce que le Royaume-Uni entend précisément quitter, la réponse n'a jamais été totalement claire. L'UE et ses chevauchements de systèmes économiques subordonnés s'apparentent en effet davantage à une méduse tentaculaire qu'à une union politique et économique.

Pour la classe politique britannique, la mise à l'épreuve de la souveraineté nationale ne réside pas dans la capacité à quitter l'UE, mais dans la possibilité d'en sortir avec aussi peu de turbulences que possible pour les affaires courantes, c'est-à-dire pour l'intégration économique du Royaume-Uni avec les États de l'UE. Mais dans ce cas, quid de ceux qui ont voté pour une rupture pure et simple des relations du Royaume-Uni avec l'UE?

Tous les européistes avertis ont depuis longtemps
conscience d'un problème de déficit démocratique dans l'UE.

Ceci nous conduit à la deuxième illusion évoquée: la croyance aveugle dans les vertus suprêmes de l'intégration économique par-delà les frontières, et son corolaire selon lequel les frontières nationales constitueraient un obstacle à une intégration plus parfaite encore des marchés. De ce point de vue, l'unique fonction de l'État-nation consiste à veiller à ce que la politique nationale soit conforme au marché, conception dans laquelle les États ne sont que les branches d'un gouvernement.

Or, comme le souligne intelligemment l'économiste de Harvard Dani Rodrik, cette vision des États-nations en tant que simples véhicules d'une intégration globale ignore le fait que les gouvernements sont généralement tenus de rendre des comptes auprès de leurs citoyens s'agissant de leurs décisions. Sans doute l'intégration économique bénéficie-t-elle à tous sur le long terme, mais elle se révèle à court terme profondément perturbatrice sur le plan économique et culturel. C'est la raison pour laquelle survient un conflit entre intégration économique et politique démocratique.

Les fondateurs de l'UE considéraient principalement ses États-nations membres comme les instruments juridiques de l'établissement des quatre libertés du marché unique: libre circulation des biens, des capitaux, des services et des travailleurs. Or, les gouvernements de l'UE doivent rendre des comptes à leurs électeurs. Ils ne peuvent ignorer les coûts de l'intégration économique comme ont eu la possibilité de le faire de manière aventureuse leurs prédécesseurs au XIXe siècle, qui étaient à la tête d'un électorat réduit et de vastes empires.

Tous les européistes avertis ont depuis longtemps conscience d'un problème de déficit démocratique dans l'UE, mais peu d'entre eux ont tenté d'y remédier. Contrairement aux aspects économiques, les aspects politiques n'ont pas véritablement transcendé les frontières nationales. Il est par conséquent logique que les européistes convaincus, tels que l'ancien ministre des Finances de la Grèce Yanis Varoufakis, aient appelé à la création des États-Unis d'Europe. Seul un parlement à proprement parler, conduit par un président élu et tenu responsable, pourrait rendre le marché unique démocratiquement légitime.

Les électeurs doivent internaliser un sentiment de possession de leur politique.

Les États-Unis d'Europe sont néanmoins inenvisageables sur le plan pratique et politique. Il ne suffit pas d'établir une nouvelle Constitution pour conférer sa légitimité à une démocratie. Les électeurs doivent internaliser un sentiment de possession de leur politique, et ce sentiment de propriété ainsi que d'obligation doit croître naturellement, pas normativement.

Ainsi, en dépit des nombreuses informations supplémentaires dont nous disposons désormais concernant les coûts et complexités d'une sortie, le débat autour du Brexit n'a pas réellement progressé depuis l'été 2016. Le journaliste britannique Ambrose Evans-Pritchard, partisan du Brexit, a ainsi parlé, dans le Daily Telegraph du 13 juin 2016, d'un « choix élémentaire pour le Royaume-Uni: restaurer le gouvernement pleinement autonome de la nation, ou continuer de vivre sous l'autorité d'un régime supranational, conduit par un Conseil européen que nous n'élisons pas véritablement ».

Comme Rodrik en convient, « les règles de l'UE nécessaires en soutien d'un marché unique européen se sont étendues significativement au-delà de [la portée de] ce qui peut être appuyé par la légitimité démocratique ». L'économiste demeure pour autant optimiste quant à la possibilité de voir un système politique européen évoluer jusqu'à sous-tendre le marché unique.

La question est de savoir si le Royaume-Uni peut encore choisir de s'autogouverner pleinement. Le pays semble prisonnier de tentacules dont il est impossible de s'échapper. Si jamais cette détresse était plus largement ressentie chez les électeurs des pays de l'UE, elle sonnerait alors la fin de la démocratie libérale européenne. Or, le retour des démons – la montée en puissance de la démocratie illibérale, voire pire – n’est pas à exclure.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

Copyright: Project Syndicate, 2019.

www.project-syndicate.org

A lire aussi...